Une histoire de salut

Une histoire de salut

« Nous pouvons très bien vivre sans Dieu, goûter à la plénitude d’un bonheur humain et mener une vie droite. » Il faudrait préciser le contenu de cette proposition, qui marque bien l’esprit du siècle d’où nous sommes sortis, où nous sommes encore à bien des égards. Ce n’est pas une pensée propre à notre temps : l’Église n’a cessé de s’y confronter tout au long des siècles, soit que les hommes estiment ne pas avoir besoin d’être sauvés (mais pour ceux-là il n’y a pas grand-chose à faire) ; soit qu’ils estiment que pour se sauver il n’est aucunement besoin de la grâce sanctifiante de Dieu, et encore moins des sacrements de l’Église, mais que l’homme peut compter sur le juste exercice de ses capacités, de ses vertus, dont il peut lui-même fonder l’ascèse ou la discipline.

Une proposition de foi n’est pas une conception philosophique avec laquelle nous pouvons nous arranger suivant que notre sensibilité, ou notre goût, nous pousse d’un côté plutôt que de l’autre ; ce n’est pas non plus comme une théorie générale de la Réalité prise dans son ensemble que nous pourrions soumettre à vérification. Les vérités de foi, celles qui obligent, ont a voir avec le salut, autrement dit la destination finale de l’existence humaine – en Dieu ou en dehors de Dieu.

Je prie l’Esprit Saint par l’intercession des saints Docteurs de l’Église qui m’accompagnent et me soutiennent, de me donner ses dons de force, de sagesse, d’intelligence, pour conduire à bien mon ouvrage, selon sa perfection, et que je sache bien parler de ces choses de Dieu, malgré les confusions qu’il y a dans mon esprit, et dont je ne puis me déprendre sans Son aide miséricordieuse. Je crois – mais je ne crois pas pour moi dans mon coin : c’est une vérité que l’Église enseigne – que l’être humain ne peut être sauvé, ne peut réaliser son salut, sans la grâce sanctifiante de Dieu. Autrement dit, qu’il est d’une extrême nécessité pour un homme, s’il ne veut pas mourir éternellement, de mourir en état de grâce, et que nous devons pour cela faire le meilleur usage possible des moyens et des instruments surnaturels que le Ciel met à notre disposition dès ici-bas, dans cette vie : ce sont les Sacrements, qui opèrent dans nos âmes la conversion que nous ne saurions pas même amorcer par nous-mêmes. Il est certain que si nous ne croyons pas que les hommes ont besoin d’être sauvés, nous n’avons besoin ni des dogmes, ni des rites, ni des sacrements, ni de l’Église, ni d’aucune religion, sinon pour maintenir entre les hommes une certaine concorde sociale, souvent pour le malheur des âmes plutôt que pour leur bonheur. Nos contemporains ne comprennent pas pourquoi les hommes auraient besoin d’être sauvés ; les plus malins y voient un piège par lequel les religieux maintenaient leurs ouailles captifs. Les dogmes de l’Église catholique, tels qu’on les trouve chez les grands Docteurs de l’Église comme Saint Augustin ou Saint Thomas d’Aquin, et tels qu’ils ont dû être prêchés pendant des siècles par des pasteurs plus ou moins rigoristes dans nos églises, sont difficiles à avaler pour l’esprit de notre temps – auquel mon esprit appartient complètement – qui s’est longtemps nourri à d’autres mamelles. Peut-être l’Esprit Saint nous prépare-t-il, en vue du grand siècle de la Passion qui s’avance, non pas une nouvelle interprétation de la doctrine, ce qui ne ferait qu’ajouter de la confusion à la confusion, mais une nouvelle manifestation, simple et claire, qui coïnciderait parfaitement à la vibration particulière de notre siècle naissant1.

Exprimé en termes disons positifs, le salut signifie pour l’homme accomplir sa vocation d’être humain, de créature créée et voulue par Dieu pour une raison particulière. C’est ce que nous faisons en nous mettant à l’abri sous les ailes de Sa grâce. Naturellement, nous accomplissons notre vocation d’êtres humains. Cette proposition ne comporte pas trop de difficultés. Il nous faut admettre cette notion encore vague de vocation, mais cela ne représente pas a priori un trop gros obstacle. En revanche, on ne comprend pas intuitivement la liaison entre l’accomplissement de la vocation humaine et l’histoire du salut. Il est intéressant de remarquer au passage que même dans le bouddhisme – qui représente l’un des sommet de la sagesse humaine – où toute notion de grâce est absente et où l’être ne s’appuie que sur ses propres forces (ou sur l’abandon de ces forces) ‒ la Voie enseignée par le Bouddha se présente aux hommes comme une doctrine de salut.

Dire que l’homme a besoin d’être sauvé, c’est dire infiniment plus que l’homme a besoin d’accomplir sa vocation, ou pour le dire en termes philosophiques, de se réaliser selon la perfection de sa nature. C’est porter sur la condition humaine un regard lucide que nos contemporains ne veulent guère partager. C’est réaliser que nous pourrions très bien ne pas accomplir notre vocation, ne pas nous réaliser selon la perfection de ne notre nature, de ne pas être parfaitement ce que nous sommes, voire de l’être insuffisamment. Traverser notre existence dans des ténèbres de plus en plus épaisses et douloureuses, sans jamais voir la lumière ou même en goûter l’espérance, mourir et finir lentement digérer par la mort, sans jamais avoir porté la vie, être un germe ou une terre stériles, de ceux qui ne donnent pas de fruits.

Il y a donc cette possibilité, ce risque, qui existe dans la nature, et dans la nature humaine en particulier, qui est la stérilité ou la mort. Mais il faut faire un pas de plus, et dire que, si nous avons besoin d’être sauvés, c’est non seulement que nous pouvons nous perdre, mais c’est surtout que, livrés à nos propres forces, à notre seule intelligence, à notre liberté (ou libre expression de nos instincts), nous nous perdons certainement. Nous nous perdons individuellement, et nous perdons le monde avec nous. En un sens, parce que cela est conforme à notre nature, il faut que nous éprouvions le besoin, le désir d’être sauvés, jusque dans nos entrailles ; que nous éprouvions jusque dans la douleur de notre chair l’intensité tragique de cette vérité : que nous sommes incapables de vivre sans Dieu.

L’homme a doublement besoin d’être sauvé : non seulement parce qu’il peut se perdre, mais parce qu’il s’est effectivement perdu une première fois, et d’une manière si profonde et si irrévocable, qu’il lui faudra traverser des siècles et des siècles de ténèbres avant de retrouver le chemin du retour à la maison. S’il ne s’était pas perdu, s’il ne s’était pas écarté de sa voie initiale, il n’aurait pas appelé à lui cet ordre du salut que l’on appelle la Rédemption ; la grâce de Dieu lui aurait suffit pour se réaliser selon l’excellence de sa nature, pour opérer son salut.

C’est un signe de notre temps, que nous refusions, même dans l’Église, la doctrine du péché, du salut et de la rédemption, avec toute la dimension sacrificielle qu’elle implique, au profit d’une doctrine exclusive de la grâce qui semble ne plus exiger des disciples de Jésus qu’ils portent leur Croix, mais seulement un timide Amen du bout des lèvres au moment de la Sainte Communion. Mais la doctrine de la grâce est incompréhensible sans la doctrine du péché à l’origine, de même qu’est incompréhensible la doctrine de la Croix. Il y a bien un « rachat », non seulement pour les péchés commis par tous les hommes, mais un rachat du péché premier. Et ce « rachat » conduit bien à l’abolition de la condition d’esclavage, qui était symbolisée par le canon de la loi mosaïque. Si l’homme n’est pas entre les mains de Dieu, alors il se trouve entre les mains d’autres forces qui ne sont pas Dieu, qui sont ce que nous nommons la mort, et qui dominent sur ce monde, en tant qu’il est un monde de matière et de forme, animé certes par l’acte divin d’exister, mais qui ne procède pas de son essence comme d’une nécessité. Des « forces » qui agissent dans le monde et à l’intérieur de chacun d’entre nous, et qui s’opposent par principe à l’agir des forces de Dieu, de l’Esprit de Dieu, dans l’histoire et dans l’homme. Elles ont été introduites dans l’histoire et dans le monde à l’occasion du péché du premier homme ; depuis, elles ont fait leur chemin dans les siècles jusqu’à nous, un chemin parallèle et contraire à celui du Fils de l’Homme. C’est à ces forces que le Christ, par son Incarnation, par sa Passion, par sa Croix et par sa Résurrection, est venu nous arracher, en nous révélant le vrai visage du Père, celui auquel Il veut que nous ressemblions dans le moment de notre vie terrestre. C’est à ces forces que nous sommes continuellement confrontés, elles semblent en sommeil tant que l’âme n’est pas touchée par le souvenir de l’amour de Dieu, mais qui deviennent furieuses et terribles sitôt que s’opère la grâce de conversion. Si bien que ce n’est pas celui qui dort mais celui qui s’éveille, qui prend le risque, réellement mortel, de transformer l’épreuve que Dieu lui propose en tentation.

En la solennité de la Saint Jean Baptiste, Juin 2023

Image : Pascal Deloche

* * *

1C’est là, semble-t-il, l’orientation cruciale et décisive de la réflexion théologique de Benoît XVI – dont je me suis fait modestement l’élève cette année.

Leave a Reply

Your email address will not be published. Required fields are marked *