Le drame de l’humanisme athée (H. de Lubac)

Le drame de l’humanisme athée (H. de Lubac)

« Ces vérités élémentaires de notre foi nous paraissent aujourd’hui banales – encore que trop souvent nous en négligions la portée. Nous avons peine à imaginer le bouleversement qu’elles introduisirent dans l’âme antique. À la première annonce qu’elle en reçut, l’humanité fut soulevée par l’espérance. D’obscurs pressentiments la travaillaient, qui, par un choc en retour, aiguisaient la conscience de son état de misère. Elle se sentit libérée. Il ne s’agissait point d’abord, bien entendu, de cette libération extérieure, de cet affranchissement social que devait être, par exemple, la suppression de l’esclavage. Celle-ci, qui ne devint possible que moyennant bien des conditions d’ordre technique et économique, fut réalisée lentement, mais sûrement, sous l’action de l’idée chrétienne de l’homme. “Dieu, disait encore Origène, a fait tous les hommes à son image, il les a façonnés un à un.” Mais dès le début cette idée avait exercé une action plus profonde. Par elle, l’homme fut affranchi, à ses propres yeux, de l’esclavage ontologique que faisait peser sur lui le Destin. Les astres, en leur cours immuable, ne réglaient dont plus implacablement nos destinées ! L’homme, tout homme, quel qu’il fût, avait un lien direct avec le Créateur, Souverain des astres eux-mêmes ! Les innombrables Puissances – dieux, génies ou démons – qui enserraient la vie humaine du réseau de leurs volontés tyranniques, pesant sur l’âme de toutes leurs terreurs, voilà qu’elles tombaient en poussière, et le principe sacré qui s’était égaré en elles se retrouvait, unifié, purifié, sublimé, dans un Dieu libérateur ! Ce n’était plus seulement une petite élite qui pouvait espérer, grâce à quelque secret d’évasion, briser le cercle fatal : c’était l’humanité tout entière qui, dans sa nuit, se trouvait illuminée soudain et qui prenait conscience de sa liberté royale. Plus de cercle ! Plus de sort aveugle ! Plus d’Eimarménè ! Plus de fatum ! Le Dieu transcendant, Dieu “ami des hommes”, révélé en Jésus, ouvrait à tous une voie que rien ne viendrait barrer. D’où ce sentiment intense d’allégresse et de nouveauté radieuse partout répandu dans les premiers écrits chrétiens. Il faut regretter que cette littérature, pour tant de raisons dont toutes ne sont peut-être pas invincibles, soit aujourd’hui si loin de nous. De quelle richesse et de quelle force notre foi ne se prive-t-elle point, en ignorant, par exemple, ces chants de triomphe et ces appels entraînants qui retentissent dan le Protreptique d’un Clément d’Alexandrie !

« Or si nous descendons le cours des siècles pour arriver jusqu’à l’aube des “temps modernes”, nous faisons une découverte étrange. Voici qu’alors cette même idée chrétienne de l’homme, qui avait été accueillie comme une libération, commence d’être ressentie comme un joug. Voici que ce même Dieu, en qui l’homme avait appris à voir le sceau de sa propre grandeur, commence de lui apparaître comme un antagoniste, l’adversaire de sa dignité. À la suite de quels malentendus, de quelles déformations, de quelles mutilations même, et de quelles infidélités ; par l’effet aussi de quelle impatience aveuglante et de quelle sorte d’hybris, il serait trop long de l’examiner. Les causes historiques en sont nombreuses et complexes. Mais le fait est là, simple et massif. Autant que les anciens Pères, les grands docteurs médiévaux avaient à leur tour, sans distinction d’école, exalté l’homme en exposant ce que l’Église enseignait depuis toujours de son rapport à Dieu : In hoc homo magnificatur, in hoc dignificatur, in hoc praeminet omni creaturae ! Mais un jour l’homme n’en fut plus touché. Il se mit à croire au contraire qu’il ne s’estimerait désormais lui-même et qu’il ne pourrait s’épanouir en liberté que s’il rompait, d’abord avec l’Église, puis avec l’Être transcendant lui-même dont la tradition chrétienne le faisait dépendre. Prenant au début l’aspect d’un retour au paganisme antique, ce mouvement de rupture devait se précipiter et s’étendre au cours du XVIIIe et du XIXe siècle, pour aboutir, après bien des étapes et des vicissitudes, aux formes les plus audacieuses et les plus virulentes de l’athéisme moderne. Humanisme absolu qui se prétend le seul véritable et aux duquel un humanisme chrétien ne peut être que dérision. »

Cardinal Henri de Lubac, Le Drame de l’humanisme athée (1959), Paris, Éditions du Cerf, 1998, p. 18-21.

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