Le bonheur naturel de l’homme

Le bonheur naturel de l’homme

§ 1

La nature humaine se caractérise par son imperfection, son incomplétude, son insatisfaction. C’est dans ces conditions que naît la soif d’un état de l’être qui soit, au contraire, plénitude, perfection, béatitude. Dans cette perspective, le bonheur humain se caractérise de manière essentiellement négative, comme la conséquence d’un manque, d’une part, et, d’autre part, comme la cessation de l’état douloureux qui caractérise l’existence humaine dans cet état de manque, d’incomplétude, d’insatisfaction permanente. La question du bonheur est paradoxale en raison même de la condition naturelle de l’homme, ou nature humaine. Ce qui fait notre étonnement, c’est que nous éprouvions ce besoin de bonheur, et que nous l’éprouvions comme l’effet d’un manque. Non pas : nous voulons être heureux ! mais : nous ressentons en nous ce manque, beaucoup plus vital que ne le serait, par exemple, un manque de nourriture ou une privation de liberté, un manque ontologique, un manque d’être, ou plus exactement, une puissance au non-être, qui semble compromettre drastiquement la possibilité même de notre bonheur.

Cette condition est universelle, elle est le point de départ de toute sagesse : l’homme se conçoit lui-même comme un être potentiellement défaillant, qui posséderait en lui une capacité toute spéciale qui lui permettrait, en quelque manière, de ne pas se conformer à l’être/l’ordre des choses, à se montrer capricieux et boudeur. À moins que ce ne soit une incapacité. Cela peut sembler paradoxal, car étant un être naturel, l’homme ne peut en aucun cas se soustraire à l’ordre naturel – qui ne dépend pas de sa volonté. Alors ce n’est pas tant l’être (le suppôt, l’agrégat) qui se dérobe à la réalité, que la conscience, qui se perçoit avec un léger décalage, en lequel s’engouffrent toutes les réalités possibles et imaginables.

Derrière la question, en apparence anodine et sympathique, du bonheur, se faufile un problème beaucoup plus grave et profond, que la conscience peine à se dissimuler, autant qu’elle peine à le regarder en face. C’est le même problème que l’homme se pose depuis l’aube de l’humanité, à tout le moins depuis l’apparition de la conscience, et qui se posera tant qu’il demeurera un homme pour en faire l’expérience. Voici comment le philosophe contemporain Frédéric Balmont le formule, dans son essai intitulé Transhumanisme. La méditation des chien de paille :

« L’homme a toujours détesté sa condition. Sa nature est une contradiction. Elle lui donne sa capacité de création autant que la fatalité indépassable de sa souffrance. L’homme est un être tendu entre une vie biologique qui porte la mort et une conscience individuelle qui contemple la brutalité de cette finitude. Comme être vivant, il doit se reproduire et donc mourir, tout en étant programmé biologiquement pour détester et fuir la mort, ainsi que tout ce qui a trait à la maladie et à la douleur ; comme être conscient il mesure l’horreur de cette position et souffre d’être mortel. C’est donc une sorte de double contradiction : la contradiction interne à la vie biologique, à quoi s’ajoute la contradiction entre la vie biologique et la conscience individuelle. Unique dans l’Univers, cette contradiction est pathogène mais créative ; elle écrase mais donne la force de dire non. Elle est une charnière, un point d’inflexion dans l’histoire naturelle1. »

Cette contradiction fondamentale, ou plus exactement la conscience d’une contradiction, d’un quelque chose qui ne colle pas, non pas dans le monde, mais en nous-mêmes, dans la constitution de notre nature, et, par conséquent, entre le monde et nous –, voilà quelle est l’origine de toute sagesse. En partant de là, nous pouvons définir celle-ci comme l’effort soutenu de l’esprit humain, tout entier tendu vers la résolution de cette contradiction comme vers sa fin ultime. Cette fin de la sagesse, qui se propose comme finalité de la nature humaine, peut bien être appelée bonheur, mais selon une détermination essentiellement négative : comme résolution de la contradiction fondamentale, cessation des causes de la souffrance, de la maladie, de la mort, et plus généralement de tout ce qui limite, dans l’espace et dans le temps, la vie de l’esprit.

« Toutes les religions, qu’elles soient animistes, polythéistes, bouddhistes ou abrahamiques nous parlent de la contradiction fondamentale. Toutes contiennent, explicitement ou implicitement (animisme), mais massivement, le caractère pathogène de la vie consciente. Les récits contiennent presque toujours une chute, ou une justification de la souffrance, essence de l’expérience humaine. Il n’y a jamais d’acceptation béate de la contradiction fondamentale, ni d’harmonie sans reste et immédiate avec la nature : il faut de la magie et de la divinité, la promesse d’une forme d’éternité pour rendre supportable l’existence2. »

Bien qu’elles s’originent toutes à la racine du même nœud fondamental, toutes les sagesses produites par les différentes cultures au cours de l’histoire ne sont pas équivalentes : elles ne partagent pas les mêmes présupposés, sur la nature humaine par exemple, elles n’ont pas la même définition de leur objet, de la sagesse ou de sa finalité, ce qui donnera différentes figures de sages, qui pourront sembler contradictoires entre elles. On retrouvera néanmoins entre toutes quelques traits fondamentaux, qui nous permettront de parler d’une sagesse humaine universelle ou sagesse naturelle : notamment l’idée qu’il existe un ordre de la nature, une nature de l’être, à laquelle la volonté humaine doit se conformer, mais qu’elle ne peut le faire en laissant libre court à sa nature, à ses passions, imaginations, désirs ou jugements. C’est pour cette raison que l’homme a besoin de sagesse, il a besoin d’apprendre à devenir sage, c’est-à-dire à connaître le monde, à se connaître et à se discipliner, afin de se conformer à sa nature. De cette réintégration de l’être humain dans la droite raison de sa nature dépend non seulement le bonheur de l’homme, mais aussi son salut. La plupart des sagesses humaines ont encore ceci de commun, qu’elles proposent une voie par laquelle, par ses propres moyens, par ses propres forces et facultés, l’homme peut, en cette vie même, réaliser cet état d’éveil et de plénitude, qui signifierait pour lui l’abolition de toute souffrance, voire son triomphe même sur la mort.

De ce point de vue, rien ne distingue le christianisme des autres sagesses, qu’elles soient mythiques, religieuses ou philosophiques, et qui toutes témoignent de l’inépuisable effort que l’homme produit depuis la nuit des temps de sa conscience pour se tirer de sa condition misérable et tragique. Il apparaît comme une variété de la sagesse naturelle et propose, sur bien des points, le même schéma fondamental que le bouddhisme ou le stoïcisme, à la différence près que l’homme ne peut se sauver lui-même, ni par sa sagesse ni par sa technique, mais qu’il lui faut le secours de la grâce de Dieu, que sa nature même semble exiger afin de pouvoir jouir de son intégrité.

Dans un premier temps, nous allons voir une rapide esquisse de la sagesse stoïcienne, dans laquelle nous reconnaissons une forme exemplaire de ce que nous appelons ici la sagesse naturelle ; puis nous montrerons de quelle manière la proposition de sagesse chrétienne, qui semble avoir racine commune avec la vieille sagesse humaine universelle, en prend le contre-pied radical, sans pour autant compromettre la possibilité pour l’homme de goûter au vrai bonheur humain ici-bas.

§ 2

Pour les stoïciens, le bonheur de l’homme consiste en une conformité entre son jugement, sa volonté, et l’ordre des choses. Le monde existe selon un ordre rationnel ; il est régit par une multitude de causes, qui conditionnent à la fois son devenir et sa multiplicité. L’homme est lui-même un être rationnel, qui s’inscrit dans l’ordre rationnel des choses, et qui ne peut faire autrement que de se conformer à cet ordre rationnel des choses. Même lorsqu’il commet une erreur de jugement, qu’il confond la nature de la réalité avec la forme de ses imaginations, ou lorsqu’il laisse altérer sa perception de la réalité par le surgissement de ses émotions, il ne cesse de suivre la rationalité spécifique de sa nature.

Le malheur de l’homme provient de cette possibilité de concevoir la réalité de manière erronée, de produire un jugement sur ce qui est qui ne soit pas conforme à ce qui est. Cela vient de ce que l’homme, qui n’existe que comme un infime, voire insignifiante partie d’un Tout qui le dépasse en grandeur et en complexité, s’il peut comprendre, par son intelligence, quelque chose de la structure de la réalité, de son ordre, il en ignore la plupart et ne dispose pas de la capacité de le comprendre parfaitement. C’est pourquoi il peut se faire une représentation fausse, inadéquate de ce qui est, ou donner son assentiment à quelque chose qui n’existe pas, qui n’est pas conforme à la réalité, et, au contraire, nié ce qui existe. Et comme le jugement est le principe de l’action, l’homme, en se trompant, en se laissant tromper, ou induire en erreur par un jugement inadéquat, réalise les conditions objectives de son malheur.

C’est ainsi que le sage doit apprendre à discerner, à travers les phénomènes qui peuplent notre perception, la nature des choses, autrement dit : la structure causale qui rend l’être nécessaire à chaque instant de son existence. Pour que son action soit parfaitement ajustée à l’ordre naturel des choses, il doit encore apprendre à discerner entre les causes (les conditions particulières de l’expérience qu’il est en train de vivre), celles qui dépendent de lui, de sa volonté propre et de son action (ou de sa non-action), et celles qui n’en dépendent pas. C’est de cette façon qu’il se disciplinera à exercer son empire sur le domaine où il peut s’exercer : sa volonté, ses émotions, ses jugements, etc. Enfin, le sage doit apprendre à se détacher des conditions matérielles d’existence, du monde extérieur, de tout ce qui ne dépend pas de lui en général, mais aussi de ses propres émotions, imaginations et jugements, qui ne sont jamais qu’une certaine compréhension de la réalité, limitée par sa nature même.

En produisant de la réalité une représentation vraie, correcte, adéquate, un jugement conforme à la réalité, le sage produira les conditions d’une action correcte qui, prise elle-même dans une chaise causale de conséquences ou de devenir, déterminée par cette action en tant qu’intention première, produira les conditions d’une vie bienheureuse. Ataraxie chez les Grecs, Nirvana chez les bouddhistes. La paix de l’âme, le repos, non comme un état passager, mais comme une état définitif ; l’absence de trouble, la cessation de tout ce qui peut troubler l’être dans son impassibilité, voire dans sa vacuité.

Il est intéressant de remarquer que l’on retrouve un système analogue en Inde, dans la philosophie du Bouddha – non sans certaines nuances significatives ; mais aussi, sous une forme beaucoup plus moderne et rigoureusement matérialiste, dans le système de Spinoza. C’est là, disons-nous, le schéma ontologique de la sagesse naturelle. Celle-ci suppose un ordre des chose, dans lequel l’homme s’inscrit en tant qu’il est un être naturel, auquel son jugement et sa volonté doivent s’ordonner. Un état que nous qualifierons de « justice originelle », notion que nous empruntons à la doctrine chrétienne, qui suppose ce qu’auraient pu être les conditions d’un bonheur humain naturel, d’une vie bienheureuse ici-bas, si l’homme n’entrait pas avec sa nature dans un rapport désordonné, de contradiction.

La sagesse chrétienne se distingue de la sagesse naturelle en cela qu’elle suppose que, par lui-même, en ne comptant que sur ses propres forces ou sur ses facultés, l’homme ne peut vivre que dans un rapport désordonné avec le monde et avec lui-même ; si bien que, dans ces conditions, en effet, la sagesse est presque le privilège surnaturel du plus petit nombre, et toujours d’un accès extraordinairement difficile. L’homme ne peut s’ordonner à sa nature et à la nature supérieure qui le gouverne et qui se laisse entrapercevoir à son intelligence, sans le secours de la grâce de Dieu. Autrement dit la grâce est la condition de possibilité du bonheur humain, dès ici-bas sur la terre.

C’est que nous allons essayer d’expliquer maintenant.

§ 3

Dans l’état qualifié de « justice originelle », nous dit Saint Thomas d’Aquin, la nature humaine était parfaitement ordonnée : « les forces inférieures étaient soumises à la raison, la raison à Dieu et le corps à l’âme » ; la volonté était parfaitement conforme à l’ordre des choses ; l’homme ne manquait de rien, il n’éprouvait aucun désir, ou plutôt, tous ses désirs, parfaitement conformes à l’ordre naturel du monde dans lequel il vivait, étaient parfaitement et immédiatement comblés et satisfaits. « Dieu intervenant par la grâce quand tout cela manquait dans la nature3. »

Dans ces conditions, le bonheur était pour l’homme comme une fin immanente à son action, qu’il n’avait pas besoin de rechercher, puisqu’elle lui était donnée chaque jour avec l’existence.

Cependant, cette nature, parfaitement ordonnée, se révèle potentiellement défaillante, voire encline à la perversion : elle est en puissance au manque d’être – ce qui n’est le cas d’aucune autre créature, et qui tient à la condition paradoxale de l’être humain, qu’Adam éprouve dès l’origine, en découvrant le monde dans lequel il vit : « Il n’est pas bon que l’homme soit seul » (Gn. 2, 18) : comme un abîme de solitude et d’ennui dans lequel sa conscience menace souvent de sombrer, au bord duquel elle s’aiguise, en s’éprouvant elle-même dans l’infinie distance qui sépare la créature de son Créateur – dont la présence lui est cependant un besoin vital. Ce n’est pas le péché qui est cause que l’homme est une créature en puissance au non-être ; c’est cette tendance, cette potentialité présente dans sa nature, qui est cause que le péché est entré dans le monde, l’origine de notre défaillance ou de notre imperfection, et qui pose tout le problème de la liberté de l’homme.

« Mais après le péché du premier homme, la raison s’est soustraite à sa soumission à Dieu ; en conséquence les forces inférieures n’ont plus été parfaitement soumises à la raison, ni le corps à l’âme4. »

Même dans sa condition originelle, la nature humaine est paradoxale.

Nous pourrions dire que l’homme est la plus parfaite des créatures, en ce sens qu’elle a été créée à l’image de Dieu, en vue de sa ressemblance. Elle est la plus parfaite, pourrions-nous dire, en ce sens qu’elle est la plus perfectible, qu’elle est essentiellement perfectible. La nature humaine, dans la créature, ne cesse de se modifier et de modifier la créature, en sorte de déployer l’ensemble de ses potentialités, de les réaliser parfaitement, jusqu’à ce que tout ce qu’il peut y avoir de potentiel dans cette nature soit épuisé.

Mais elle est parfaite, en ce sens aussi, qu’elle est l’union de deux natures qui, en dehors de l’être humain, ne se rencontrent jamais : la nature matérielle, sensible, animale, et la nature spirituelle. L’homme est une telle créature, le point de contact entre le Ciel et la Terre, le lieu mystérieux où Dieu enfouit sa semence. Ce sont les conditions, matérielles et formelles, de cette union, qui font le caractère paradoxal de la nature humaine : en tant que créature animale, l’homme apparaît comme le plus faible et le plus débile des animaux, inapte même à survivre dans le milieu hostile qui est le sien, mais duquel il se sent parfaitement étranger – sans le secours de la grâce de Dieu ; de même, en tant que créature spirituelle, il est le plus faible et le plus débile, le plus loin de ressembler à un esprit ou à un ange. L’homme est donc à la fois trop spirituel pour trouver sa place dans le monde animal, et trop animal pour trouver sa place dans la hiérarchie des anges ou des dieux.

De cela nous pouvons conclure que le bonheur de l’homme, même dans sa condition originelle (avant l’intervention du péché), suppose la présence de Dieu comme celle d’un père auprès de son enfant, son soutient, sa prévoyance, son secours, au besoin sa sévérité ou son pardon. Autrement dit, le bonheur naturel de l’homme, comme fin immanente à son activité ici-bas, est conditionné par la grâce : c’est parce qu’il peut vivre de la grâce de Dieu que l’homme peut être heureux. En sens contraire : c’est parce que l’homme peut se soustraire à la grâce qu’il peut sombrer dans le malheur et le désespoir, qui sont pour lui des souffrances bien plus terribles que la mort (à moins que la mort ne soit précisément un malheur et un désespoir éternels).

Nous devons donc dire que de lui-même, en ne comptant que sur ses propres forces, en faisant de son propre jugement le critère de son action, de son désir le critère de sa finalité, non seulement l’homme est incapable de bonheur, mais il se fait sûrement l’artisan de son propre malheur et du malheur des autres. Car la condition du bonheur naturel de l’homme, c’est d’être soutenu, surélevé par la grâce sanctifiante de Dieu, et ainsi parfaitement ordonné à sa volonté. Recevant tout du Créateur, la créature lui rend tout, dans un élan d’amour oblatif qui caractérise sa passion : il vit par et pour l’amour de Dieu, dont le jugement devient l’unique critère de son action, et la volonté, sa fin propre. La nature humaine, dans son intégrité, est inséparable de la grâce. Autrement dit : elle ne se réalise dans sa plénitude que subordonnée à l’ordre surnaturel, au principe même de toute réalité et de toute nature.

§ 4

La grâce, comme don de Dieu, se traduit concrètement dans l’expérience humaine par la relation de confiance originelle de la créature à son Créateur. L’homme, dans l’état de justice originelle, croyait que Dieu était essentiellement bon, essentiellement véridique et qu’il ne voulait que son bien. C’est à cette condition qu’il pouvait se disposer convenablement, presque docilement, à obéir, à donner son assentiment, sans avoir besoin de chercher à connaître le pourquoi du comment des choses. Autrement dit : la condition du bonheur originel de l’homme, c’était une parfaite ignorance. Non pas une ignorance complète, car l’homme est une créature intelligente, c’est-à-dire dont il est dans la nature de faire acte de connaissance, et donc d’apprendre, du monde et de Dieu lui-même, ce qu’il a besoin de connaître ; mais une ignorance métaphysique : celle des raisons ontologiques du bien et du mal par exemple. Ce qui fait que, en tant que créature spirituelle, dont la connaissance est l’acte spécifique, l’homme ne peut atteindre la réalité spirituelle des choses – et par conséquent la vérité de Dieu – que dans l’obscurité de la foi, à la différence d’une créature qui ne serait que spirituelle (un ange) et à qui la connaissance de son objet serait donnée d’un seul coup sans aucun voile. Pour l’homme, selon le mot d’Héraclite, la réalité demeure voilée.

Cette obscurité de la foi – qui n’était pas moins obscure avant le péché qu’elle ne l’est pour nous maintenant – c’est la même chose que la certitude de la foi : l’homme donne son assentiment à ce dont il reconnaît n’avoir qu’une connaissance imparfaite, voire aucune connaissance du tout, parce qu’il fait essentiellement confiance. Cette relation de confiance, qui est le don de l’homme à Dieu, est en quelque sorte la condition exigée par la nature de l’homme pour vivre des effets de la grâce – non de la grâce ordinaire qui abonde à chaque instant dans la moindre particule de la Création, mais de la grâce sanctifiante, qui surélève et modifie, transforme la nature même de la créature. Elle est donc le fondement ontologique du bonheur naturel de l’homme.

Dans l’état de justice originelle, il ne suffisait pas à l’homme d’être ignorant – il aurait alors suffit de le rester – mais il lui fut explicitement demandé de renoncer précisément à cette connaissance métaphysique des secrets de Dieu, qui lui demeurait voilée – alors même qu’elle était à la portée de sa main. De résister à la tentation du gouffre, de l’abîme qui attise sa curiosité. Là même où le mal viendra s’engouffrer. En introduisant le soupçon dans le cœur de l’homme, en actualisant cette potentialité, ce risque d’une défaillance de la volonté : « Peut-être Dieu vous a-t-il trompé ? » (cf. Genèse, chap. 3) ‒ ce sont les fondements de la confiance originelle qui sont sapés, sans retour en arrière possible, du fait de la consommation du fruit de l’Arbre interdit. Cette rupture se manifeste concrètement chez l’homme, par l’expérience de ces deux passions qui lui étaient jusqu’alors inconnues : la peur et la honte. Plus tard s’en suivront la jalousie et le meurtre.

Il faut bien comprendre que c’est l’homme qui rompt avec l’ordre de la justice originelle, cependant que Dieu ne cesse de faire don de sa grâce et de sa miséricorde. Parce que sa nature est blessée, parce qu’il s’est abîmé dans la contradiction, la dualité, entre son être naturel, psychique, animal, et son être spirituel, parce qu’il éprouve désormais entre lui et Dieu une distance infinie qu’il se sait incapable de franchir, l’homme ne peut plus accorder sa confiance après comme avant la chute. Il ne sait plus comment orienter le désir qu’il a de se donner librement par amour (il ne se sent justement plus libre) et ne sait donc plus comment se disposer pour recevoir (de là l’origine des rites et de tous les artifices de la nature humaine).

Il y a bien un bonheur naturel pour l’homme, ici-bas, qui correspond à ce qu’était l’état de justice originelle avant la chute : la volonté et la nature de l’homme telles qu’elles sont ordonnées à la Volonté et à la Nature divines. En restaurant la relation de confiance ontologique, qui fut brisée par nous au moment où nous avons péché – et, en Adam, nous avons tous péché au même moment – nous retrouvons l’état de justice originelle, qui est la condition de notre bonheur terrestre, et dont le socle repose sur la certitude (ou l’obscurité) de la foi. En nous laissant réconcilier avec Dieu. Ce bonheur naturel est immanent à l’activité humaine pour autant que l’activité humaine est ordonnée à son principe. La fin naturelle de l’homme n’étant pas de vivre éternellement son bonheur sur la Terre, dans des conditions qui seraient impossibles sans le secours de la grâce, mais de renaître à la vie spirituelle une fois parvenu au terme de son existence terrestre. Ainsi, le bonheur naturel est possible, et constitue une fin propre de l’activité humaine ici-bas. Mais il n’en est pas la fin ultime.

L’homme, ici-bas, est une créature spirituelle en devenir, en apprentissage. Nous sommes de passage, nous ne sommes pas venus pour rester. Le devenir spirituel de l’homme, au-delà de la mort et des conditions de la vie biologique, est une certitude de la foi, à laquelle ne correspond aucune forme d’imagination : ce n’est pas une vérité philosophique. Mais c’est la réalité de la mort, du terme déterminé de la vie humaine, qui nous fait considérer, avec toute la difficulté que cela comporte pour la conscience, que la finalité de l’homme ne peut pas être de réaliser un bonheur durable sur la Terre. La foi nous autorise à ajouter qu’en s’orientant vers l’Être qui est sa Fin et son Principe, en se laissant réconcilier, l’homme rend possible le bonheur des conditions : une joie d’être et d’être vivant, choisi, voulu et aimer par Dieu, et d’être rendu capable de cet amour. Dès lors, cette expérience constitue le parfait bonheur, un bonheur dont le principe est surnaturel et dont nous pouvons goûter ici-bas les prémisses. C’est dans cette certitude de la foi que réside le fondement du bonheur humain, terrestre, naturel, et c’est pourquoi cette idée du bonheur est inséparable de la foi et de l’espérance. Il se confond avec la vie de la grâce car, dans cet état restauré, Dieu peut dire à tout homme comme à Saint Paul : « Ma grâce te suffit5. »

§ 5

La question du bonheur, nous l’avons vu, pose la question de la nature humaine, dans sa condition paradoxale, duale ; mais elle pose, plus radicalement encore, la question des fins dernières propres à cette nature. Une fin qui implique un perfectionnement de cette nature, un accomplissement, ou du moins une résolution de la contradiction, qui ne peut être qu’un dépassement de cette nature :

« L’esprit est parvenu dans l’homme a un stade qui nécessite, pour poursuivre sa complexification et son ordonnancement, qu’il s’émancipe de la mort et donc de l’humanité. La phase suivante de l’esprit implique que la vie s’épanouisse au-delà du carcan biologique. Puisque l’homme est un pivot, la forme suivante de l’esprit se dessine maintenant, au crépuscule de l’humanité, dans un être post-humain et post-biologique6. »

Le philosophe transhumaniste perçoit la possibilité concrète de ce dépassement des conditions biologiques, animales, non de l’être humain mais de la conscience ou de l’esprit, dans la perspective du développement des technologies transhumanistes, et par là rejoint la promesse des sagesses naturelles, savoir : un bonheur humain promis pour cette vie même (mais dans un futur plus ou moins proche), accessible à l’homme par ses seules forces et capacités, auxquelles viennent s’adjoindre les formidables potentialités techniques et technologiques désormais disponibles.

Pour le chrétien aussi, la nature humaine est incomplète, insuffisante, à la fois trop et pas assez, et toujours aux prises avec cette contradiction, sous la pression de laquelle il se voit faire tout le mal qu’il ne veut pas et ne pas faire tout le bien qu’il voudrait7. Pour cette raison, cette nature même, non seulement tend vers, mais exige son plein accomplissement dans une nature supérieure, plus parfaite, participante de la vie divine, que Saint Paul qualifiera de « spirituelle ». Ainsi, la vie humaine n’est ni un terme ni une fin, mais elle est un devenir, une transition, voire une mutation : cette nature spirituelle, vers laquelle tend tout notre être, en dépit de la densité de nos corps, est comme le fruit dont la vie ici-bas serait le germe. En sorte que nous pouvons dire de la nature humaine, qu’elle est une nature spirituelle en puissance.

Cet accomplissement n’est pas terrestre, il n’est pas pour ce monde, il n’est pas pour cette vie ; au contraire, il est fortement recommandé à l’esprit ou à l’âme, qui doit franchir le gouffre, l’abîme qui sépare une réalité de l’autre, de ne pas trop s’attacher aux biens de ce monde, pas plus aux êtres qu’aux choses, puisque c’est à cela, à la seule réalité qu’il connaisse, qu’il devra renoncer au passage de la mort.

Il ne s’agit pas tant de justifier la souffrance inhérente à l’expérience humaine – soit en raison de la peine subie des suites du péché, soit en raison de la récompense promise de l’autre côté – que de réaliser que la souffrance est dans l’ordre de la nature humaine : elle est un aspect de notre expérience qui, dans la perspective de l’être spirituel en devenir, peut être comparé aux douleurs de l’enfantement. Aussi Saint Paul peut-il nous dire, non seulement que toute souffrance cessera lorsque nous aurons pris possession de la vie véritable, mais que toutes les souffrances que nous pouvons endurer ne sont rien en comparaison du bonheur que nous connaîtrons au terme de notre séjour sur la Terre.

La souffrance humaine prend ainsi, en même temps que la nature humaine, une autre définition : elle est aussi, en tant que passion, spécifiée par la vie divine, à l’image de la Passion de Notre Seigneur Jésus Christ, pour devenir acte d’amour, offrande, non de quelque chose, mais de soi-même, jusque dans les plus extrêmes profondeurs. Elle devient une forme douloureuse de l’amour, une forme douloureuse de la joie. Mais cette transformation de la nature de la souffrance, – qui n’est pas qu’une question de définition ou de point de vue, un jugement que nous aurions choisi de porter sur la réalité, là où nous aurions pu en porter un autre, – qui en fait une variété de l’amour et de la douceur, n’est possible que parce que le bonheur éternel promis dans l’obscurité de la foi, se communique déjà, avec la grâce, infuse dans l’âme en état de grâce, et transforme la nature de l’homme en autre chose. C’est déjà la rencontre, le dialogue amoureux entre la créature et son Créateur, entre l’épouse et l’Époux, et c’est déjà une participation de l’âme, dès ici-bas, dès cette vie, quelles que soient les conditions dans lesquelles nous nous trouvons, à la vie divine.

« Cette participation à la Nature même de Dieu rend celui qui la reçoit ontologiquement autre, ontologiquement ordonné à voir et à aimer Dieu, à vivre la Vie même de Dieu.[…] Il s’agit d’un don fait à la nature créée comme telle, c’est-à-dire l’atteignant, la qualifiant dans son rapport ontologique et fondamental avec Dieu. Dans ce don, il s’agit de ce que l’acte créateur, par définition, ne donne pas, puisque celui-ci a pour effet propre de susciter un être d’une autre nature que celle de Dieu8. »

Le signe concret de cette participation de l’âme à la vie divine, ce n’est pas une attitude béate de contemplation intérieure, ce n’est pas non plus une claire intellection des structures fondamentales – non matérielles – de l’Univers, une quelconque prescience des choses futures ou je ne sais quel don spécial que nous pourrions recevoir, mais s’exprime dans la pratique de la charité : autrement dit la pratique de l’amour de Dieu pour lui-même et de l’amour de notre prochain pour l’amour de Dieu – et de l’amour même dont Dieu nous aime. En sorte que nous pourrons conclure en définissant le bonheur humain, dans le sens de la proposition chrétienne, comme étant la pratique même de la charité.

Octobre 2023.

* * *

1Frédéric Balmont, Transhumanisme. La méditation des chiens de paille, p. 28-29.

2Ibid, p. 34.

3Saint Thomas d’Aquin, Somme contre les Gentils, IV, 52 (II, 1).

4Ibid.

5Saint Paul, Deuxième épître aux Corinthiens, 12, 9.

6F. Balmont, op. cit., p. 32.

7Cf. Saint Paul, Épître aux Romains, 7, 19.

8Frère Marie-Joseph Nicolas, Introduction à la Somme théologique de Saint Thomas d’Aquin, Paris, Les Editions du Cerf, 1984, p. 42.

Leave a Reply

Your email address will not be published. Required fields are marked *