Tous les matins du monde

Tous les matins du monde

Nous vivons un printemps qui ressemble à un printemps. Il fait encore frais le matin et hier, même, il neigeait. La pluie arrose abondamment la terre, et le soleil, en alternance, inonde de sa lumière. Les oiseaux piaillent, les arbres recommencent à fleurir, et nous voyons la nature tout entière se réjouir de la Résurrection, et rendre grâces au Seigneur, chanter ses louanges, parce qu’il nous donne chaque matin la vie en abondance. Heureux les hommes qui, par amour pour Dieu, chaque matin devancent l’aurore pour chanter ses louanges. Chaque matin. Ces deux mots sont d’une extrême importance. Chaque matin. Que devient chaque matin si nous réalisons, comme si nous ouvrions les yeux sur l’abîme devant lequel nous sommes, qu’il est un autre jour au paradis, dans le temps merveilleux et divin de la Création ? Nous vivons, pour nous, dans le temps de la Création, comme si nous vivions un jour après l’autre. Mais dans le temps de Dieu, qui n’est pas un temps mais une éternité, chaque matin est comme l’aube renouvelée du seul et unique Jour de Dieu, du seul et unique Jour de la Création. C’est le Jour Un du premier chapitre de la Genèse. Et c’est le même jour qui, du soir au matin, dans des gémissements ineffables, qui sont des gémissements de douleur et des gémissement d’amour, enfante des fruits de la Création.

I.

Le Jour du Seigneur

En réalité, il n’y a que deux jours dans le temps de la Création : le Jour Un et le Dernier. Ils ne sont qu’un seul et même jour du point de vue de l’Éternité, mais nous en percevons plus ou moins le mouvement, l’écoulement, relativement à notre position dans le temps. Sans doute nos Premiers Parents, avant qu’ils ne fussent chassés du lieu originel et que l’accès à l’Arbre de la Vie ne leur fût interdit, vivaient perpétuellement ce Jour béni du Seigneur. Bien qu’il y eut pour eux alternance de jours, de nuits, de saisons, etc., selon l’ordre fixé par Dieu de toute éternité, ils vivaient de cet écoulement du temps sans qu’ils en fussent altérés. C’était une grâce du Seigneur qui coulait sur eux à profusion, continuellement, du lever du Soleil à son coucher, et même pendant leur sommeil. Ils ignoraient le temps, ils ignoraient que l’on pouvait vieillir ou mourir, de la maladie n’en parlons pas. Tout cela est venu au monde avec le péché. Ici encore, nous le voyons bien, le péché n’est pas « quelque chose » qui viendrait se mettre là où ça n’était pas, mais c’est la grâce de Dieu qui se retire et qui, en se retirant, soumet l’âme humaine à tous les assauts de sa nature, qui n’était ordonnée à la « justice originelle » que par cette grâce. Le péché, en son sens originel, est le moment décisif où la grâce de Dieu se retire de l’âme humaine, où l’âme se soustrait elle-même à son Créateur, en toute conscience. Car si nos Premiers Parents ignoraient ce qu’ils s’apprêtaient à connaître ensuite – toute notre histoire – ils n’ignoraient certainement pas qu’ils n’avaient vécu jusqu’ici que de la grâce de Dieu.

Revenons aux deux jours inscrits sur le calendrier de la Révélation : le Premier et le Dernier, qui ne forment qu’un seul et même Jour dans le temps de Dieu. « Il y eut un soir ; il y eut un matin. » Ainsi le Jour Un de la Création n’est pas un moment dans le temps qui se serait produit et qui ne serait plus ; de même, le Dernier jour n’est pas un autre moment, qui ne serait pas encore, mais qui devrait se produire. Il n’y a que deux temps, nous dit-on, dans la langue hébraïque : le temps de l’accompli et le temps de l’inaccompli ; le temps de l’Être, qui n’est pas un temps mais une éternité, et le temps du devenir, qui est essentiellement le temps. Ces deux temps existant simultanément, l’un procédant de l’autre. Ce ne sont pas deux réalités distinctes, mais deux aspects de la réalité, l’avers et le revers de la Création. En sorte que nous ne pouvons dire qu’en manière de parler, par exemple que nous serions d’un temps, ou d’une dimension de temps, et que les anges seraient d’une autre dimension. C’est notre perception qui crée ce décalage, et donne la sensation que le temps phénoménal, le temps de la matière, de notre corps biologique, du cerveau, est un temps spécifique dont nous devons tenir compte lorsque nous mesurons les plans de Dieu.

C’est généralement ce que nous faisons, le plus naturellement du monde : concevoir le mystère du temps sur la base de nos perceptions qui, même appuyées sur les mesures les plus objectives, ne nous livrent jamais qu’un aspect du temps, donc, qu’un aspect de la réalité, celui qui correspond à notre champ d’expérience. Ce champ de perception sensible, animal, serait pour nous la totalité de l’être, ni notre perception était celle d’un animal ; car les animaux, du fait de leur sensibilité, de leur conscience, vivent sans décalage, en la totalité de l’être : ils ne sont pas dans le temps comme nous sommes dans le temps ; ils ne sont pour autant pas dans l’éternité : ils participent du temps de Dieu dans la mesures où ils sont coulés (et non pas plongés) dans le temps de la Création ; cependant que nous sommes, nous, plongés dans ce temps. Plus précisément : nous sommes plongés dans un décalage : nous vivons d’un temps, nous l’éprouvons le plus concrètement dans notre chair, tout en ayant conscience de participer d’un autre temps, qui transcende notre champ de perception ou notre conscience et qui, pour cette raison, nous échappe. Non seulement nous avons conscience de participer d’un autre temps, qui nous échappe, mais nous finissons par réaliser que notre temps proprement humain, en réalité, n’existe pas – en dehors de notre conscience.

Le Christ, particulièrement chez Saint Jean, nous dit et nous montre ce que c’est que de vivre de et dans l’aujourd’hui de la Parole de Vie. Car le Seigneur ne vit pas un autre jour que le Jour du Seigneur : de son Incarnation (qui est le Premier) à sa Résurrection (qui est le Dernier), il n’y a qu’un seul jour qui s’accomplit. Il vit de ce temps, qui coule de l’Éternité vers l’Éternité. Ce n’est pas un temps dans lequel il s’inscrit, mais un temps dont il vit, qu’il respire comme son être même. C’est le temps de la Création, celui-là même que connaissent les autres animaux et l’ensemble des êtres vivants (parce qu’ils vivent selon la perfection de leur propre nature), mais non comme les animaux le vivent : car en sa plénitude, la nature humaine n’a plus rien d’animale, elle est la véritable nature spirituelle.

II

Le langage de la Création

Avant la chute, le premier Adam vivait en parfaite amitié avec le Seigneur. C’est cela que signifie être dans la grâce. Non seulement il ne manquait de rien, mais il avait aussi, grâce aux fruits de l’Arbre de la Vie, la vie en abondance. Quant à la nature humaine, qui n’était pas blessée, non seulement il l’a possédait dans sa plénitude, mais il avait en outre une parfaite maîtrise de soi, à la fois corporelle et spirituelle, qui s’étendait jusqu’à une maîtrise relative de l’environnement. Non par la technique, dont il n’aurait jamais eu besoin s’il n’avait pas quitté cet état premier, et qu’il n’aurait donc pas développée. Aucun besoin de la technique, mais aussi, ce qui peut paraître moins évident à première vue (puisque pour nous tout part de là), aucun besoin du feu. Nous ne parlions pas alors un langage spécifiquement humain. Entre nous, nous n’avions pas besoin de langage pour communiquer, il n’y avait pas d’opacité entre le corps et l’esprit : nous exprimions ce que nous étions, et ce que nous faisions était de même parfaitement conforme à ce que nous étions, il n’y avait aucun décalage, en sorte que nous ne faisions jamais ce que nous ne voulions pas faire, et nous ne manquions jamais de faire ce que nous voulions. De la même manière, ou par la vertu de la même grâce, nous comprenions parfaitement les animaux, tous les animaux, sans exception, et peut-être même tous les êtres vivants, et tous les animaux et tous les êtres vivants nous comprenaient, même si nous ne partagions pas le même esprit, et c’est ainsi que nous avons pu les nommer. En somme, nous parlions le langage de la Création. Nous n’avions aucun mérite, nous n’avons jamais eu besoin de l’apprendre, tout nous a été donné par notre Père. Aujourd’hui, je n’ai aucun doute que les animaux parlent encore, et même les arbres ou les fleurs, voire même les vieilles montagnes, allez savoir, si vous tendez l’oreille et si vous l’avez assez fine. Toute la Création chante au Seigneur des chants d’amour, de tristesse et d’espérance, des chants que nous devrions pouvoir comprendre, que nous comprenons parfois, parce que ce sont les mêmes que nous chantons depuis la nuit des temps, et qu’ils s’en reviennent parfois d’on ne sait où, égrener nos mémoires. Mais la plupart du temps nous ne faisons pas attention, nous n’avons plus tellement le sens de la contemplation, tout est devenu très viscéral, ou très cérébral, nous ne connaissons plus le milieu de notre présence. En Occident, parce que l’on croit que la spiritualité est une question d’imagination, on parle de poésie. Nous parlons, nous, poétiquement, du langage de la Création. Tout la Création parlait, parle et parlera toujours le même langage.

Ces dons de la grâce originelle, que la tradition qualifie de « préternaturels », que nous ne connaissons pas (sinon négativement, par leur absence ou par leur manque), peuvent nous faire rêver. Pour tout ce qui concerne notre condition matérielle, le rêve transhumaniste recouvre une partie de la nostalgie de ces dons. Nous pouvons nous amuser, de notre côté, à essayer de retrouver, à travers nos imaginations, ce que pouvaient être ces dons dont jouissaient les premiers hommes. Mais notre destination n’est pas de retrouver l’ensemble des dons perdus au moment de notre chute. Déjà, nous devons admettre que ces dons ne dépendent en rien de nos capacités, mais qu’ils étaient des dons de la grâce de Dieu, dont nous jouissions pour autant que nous demeurions dans l’amitié avec Dieu, dans sa proximité, dans son intimité. Dès lors, ce que nous cherchons, ce n’est pas à acquérir tel ou tel don, ni à développer telle ou telle capacité spirituelle (ou surnaturelle), ce n’est pas non plus de retrouver un état antérieur que nous n’avons pas nous-mêmes connu (et que nous ne connaîtrons certainement jamais) ; ce que nous désirons par-dessus tout, c’est de vivre un peu de cette grâce entre toutes les grâces, ce don entre tous les dons, qui consiste à se trouver et se savoir dans l’amitié du Seigneur, dans l’intimité de ses entrailles. C’est cela qu’en nous-mêmes, au cœur le plus secret de la Création, nous sommes en train de restaurer.

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