Notre maison commune

Notre maison commune

« Que j’ai commencé tard à vous aimer, ô beauté si ancienne et si nouvelle ! que j’ai commencé tard à vous aimer ! Vous étiez au-dedans de moi ; mais, hélas ! j’étais moi-même au-dehors de moi-même. C’était en ce dehors que je vous cherchais. Je courais avec ardeur vers ces beautés périssables qui ne sont que les ouvrages et les ombres de la vôtre, cependant que je faisais périr misérablement toute la beauté de mon âme, et que je la rendais par mes désordres toute monstrueuse et toute difforme. Vous étiez avec moi, mais je n’étais pas avec vous. Car ces beautés qui ne seraient point du tout si elles n’étaient en vous, m’éloignaient de vous. Vous m’avez appelé : vous avez crié, et vous avez ouvert les oreilles de mon coeur en rompant et en brisant tout ce qui me rendait sourd à votre voix. Vous avez frappé mon âme de vos éclairs : vous avez lancé vos rayons sur elle, et vous avez chassé toutes les ténèbres qui la rendaient aveugle au milieu de votre lumière même. Vous m’avez fait sentir l’odeur incomparable de vos parfums, et j’ai commencé à ne respirer que vous, et à soupirer auprès de vous ; j’ai goûté la douceur de votre grâce, et me suis trouvé dans une faim et dans une soif de ces délices célestes. Vous m’avez touché, et je suis devenu tout brûlant d’ardeur pour la jouissance de votre éternelle félicité. »

Saint Augustin, Confessions, Livre X, Chap. XXVII.

*

On sait quand la main de Dieu nous touche le cœur, cela ne s’explique pas. C’est peut-être la seule chose au monde dont on ne puisse douter. Mais aucun de nous, à aucun prix, ne peut demeurer éternellement en cette luminescence de vibration primordiale ; il nous faut revenir au monde, à la poussière de nos jours sous le soleil, en ramenant si possible les joyaux de notre éveil dans la chair la plus routinière de notre expérience, au milieu des terres les plus banales de notre incarnation. Le chemin est à pratiquer chaque jour. Un temps durant lequel on ne sait pas ce qu’on cherche et encore moins l’endroit ou l’envers où on pourrait le trouver ; et un temps durant lequel on cesse de chercher ce qui ne s’y trouve pas.

M’éprouves-tu, Seigneur ? La fermeté de mes résolutions, la conviction de ma foi ? Il me faut marcher là où je ne peux pas tricher, et marcher droit, mon courage et ma confiance dans la paume de chaque main, même si je tremble et balbutie, même si je dois me faire une montagne d’une petite souris… Je crois que la leçon est là : y aller ! De petit pas en petit pas, à son rythme. Ne rien lâcher. Ne pas considérer une difficulté comme un échec. Prendre le temps d’un retour sur soi, de digérer les troubles, les émotions… Et recommencer, demain, après-demain, vouloir l’épreuve, vouloir l’expérience.

Il y a ce que je voulais dire au moment où tout cela commençait. La grâce d’une naissance, les chemins à l’envers, les combats de l’exil… Comment trouver le chemin, lequel est-il, et surtout lequel il n’est pas ? Les routes de l’a-soi, du Pardon… Peut-être qu’il faut repartir de là, puisque c’est là que tout a commencé.

« Je promenais mon âme comme on promène son chien dans les rues désertes de la ville à la nuit tombée, à la recherche d’un arbre ou d’un réverbère pour ma rédemption… »

Je priais comme un petit garçon, de profundis clamatavi, je suppliais à genoux, j’allais « plus bas que ma honte »… Je voulais me sentir digne de Ta présence.

Et je ne veux pas oublier ces heures au creux desquelles, pataugeant sur mes chemins de boue, il me fut donné pour la première fois de VOIR LA LUMIÈRE. Il n’y a définitivement rien d’héroïque dans ma conversion. C’était au contraire la fin de ma prétention à vouloir devenir un héros, fût-il un « héros pour l’éveil ».

« Tout cela n’est que vanité et poursuite du vent ».

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Quant à moi, je suis un pauvre type, comme les autres, un « sans-dent », je vis dans une relative précarité, une pauvreté qui, du point de vue de l’essentiel, se dévoile continuellement comme la grâce d’une abondance absolue. J’ai pu disposer, au moment où j’en avais le plus besoin, des conditions qui me permirent de me plonger avec la dernière ardeur et la dernière passion dans la recherche de la seule lumière qui fût une véritable lumière, et non une autre consolation dans la boutique des consolations. C’était cela et uniquement cela – que personne ne comprenait et que moi-même je ne savais comment expliquer – que j’étais venu réaliser en venant au monde pour la première (mais nous venons toujours au monde pour la première fois) : une lumière qui soit La Lumière, un souffle qui soit Le Souffle (pneuma) comme la respiration essentielle de toute chose, une parole qui soit La Parole, le Verbe (logos) de vie et d’incarnation qui se manifeste par là…

Je ne serais pas de ceux qui partent après avoir semé leurs étoiles filantes, ni de ceux qui meurent héroïquement d’avoir brûlés vifs au soleil de leur vérité. Peut-être même qu’il me faudra vivre longtemps, avec mes cicatrices, avec un passé dont je ne pourrais jamais faire qu’il n’ait pas existé. Avec mon chapeau sur la tête et ma croix sur le dos. Je les porte seul. Je n’ai besoin de personne pour me les faire porter. La couronne d’épines et le manteau de pourpre ne sont plus que pour leurs images, mon sacrifice est consommé.

Dans la vraie vie, bien sûr, la réalité ne se manifeste jamais comme on l’imagine quand on l’appréhende dans l’esprit. Le chemin qui me conduisit à la rencontre de ce lieu où seul le divin peut demeurer, l’accomplissement de cette décision ne pouvait se réaliser que comme la seule conséquence d’une nécessité à laquelle je me serais senti soumis et contraint d’obéir, mais était appelé à s’épanouir comme le fruit d’une volonté ; et cela ne constituait que le prélude, non pas de tel ou tel drame dont on pourrait disposer par avance du scénario, mais de ma vie, tout simplement, de cette expérience humaine que je choisi de vivre en m’incarnant jour après jour. Et, jour après jour, je découvre et réalise ce que sont et ce que peuvent être effectivement les fruits de cette pratique, qui devient imperceptiblement une habitude nouvelle et dont on peut déjà dire que les bénéfices sont incomparables, approfondissant toujours plus ma compréhension de ce qui est essentiel et de ce qui ne l’est pas.

Où allons-nous, à quoi ressemblerons nos jours sous le soleil des hommes, sous la pluie ou dans la neige ? Ce seront sans doute des jours ordinaires, comme nous en traversons chaque jour sur la Terre, avec ses lots de joies et de peines, avec un temps pour la paix et un temps pour la guerre, un temps pour les tourments et un temps pour le repos des luttes vaines. Nous n’avons rien à dire que des paroles essentielles et nous passons avec. Tout le reste est pour le vent.

Apprends à reconnaître Dieu en chaque visage, même dans le visage de ceux qui ne veulent pas lui ressembler.

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Chaque soir, à la nuit tombée (et nous sommes à l’heure des nuits les plus longues), j’allume des bougies et, dans le silence et la pénombre, je rejoins la solitude de la prière et de la méditation. Je traverse les pensées et les images qui s’agitent sous mon crâne, je me pose toutes les questions dont je noircirai d’ordinaire mes carnets ; j’observe comment elles se disposent dans le temps et dans l’esprit, quelle est leur persistance, leur épaisseur, et quelles sont les réponses qui me viennent – il n’y en a pas toujours, parce que les questions que je me pose ne sont pas toujours de « bonnes questions ». Elles ont certainement besoin de se poser au moment où elles se posent, mais j’apprends à ne pas m’y attacher, à ne pas fouiller sans cesse dans mon cerveau pour y chercher ce qui ne s’y trouve pas.

Puis ces images, ces pensées finissent par se disperser. On revient à soi, au souffle, au présent de l’expérience, au temps de sa présence. Pour orienter ma pensée, j’adresse des prières, au Ciel et à la Terre, à notre Père, à son Fils bien-aimé, à la Sainte Mère, aux Anges et à l’Esprit, aussi, peut-être, qui m’accompagne et qui me guide, jusqu’à un certain point… J’apprends à reconnaître la vibration primordiale de l’Être que Je Suis par delà les limitations assignées de l’espace et du temps, de toutes nos contingences historico-biologiques ; à m’en remettre à tout ce qui est Dieu et chemin vers Dieu, mes chagrins et mes peines, mes joies et mes espérances, et à comprendre dans cette expérience quel est le sens profond et véritable de la prière.

Mais cela, c’est ma solitude, mon ermitage, si j’ose dire. Il y a encore dans cette pratique un subterfuge pour tromper l’ennui, mais pas seulement, car c’est aussi l’heure de le confronter en face. Et si je n’avais pas trouvé autre chose qu’un subterfuge dans cette expérience pourtant si simple, je ne serais certainement pas là où j’en suis aujourd’hui. Ma prière demeure une interrogation de chaque jour, plus sereine peut-être qu’elle ne l’était hier.

Au-delà, il y a tout le reste de mon expérience. Car je ne peux pas demeurer toute la durée du jour dans ce « refuge » de mes prières : non seulement je n’en suis pas capable, ni physiquement ni mentalement, mais les conditions sociales ne me le permettent pas non plus. Chaque jour, c’est au collège, parmi mes collègues, mais surtout auprès des enfants, des adolescents, que se déploie le champ le plus intensif de ma pratique spirituelle, de mon expérience humaine en général – mais cela finit par devenir exactement la même chose.

Et chaque jour je me confronte au jeu de mes brisures qui ne sont jamais résolues (il n’est peut-être pas raisonnable qu’elles le soient), à tout ce qui me reste de distance à parcourir pour ne plus craindre de me montrer tel que je suis – mais cette question de « me montrer tel que je suis » ne se pose comme problème que si je demeure dans une certaine appréhension de « ce qu’il me faudrait montrer ».

Je me confronte à ce qui, face à ces adolescents, me fait me sentir en défaut, fébrile, en me demandant du fond des tripes comment agir avec courage et intelligence, comme je serais amené à le faire avec mes propres enfants, quand ils deviendront à leur tour de jeunes adultes, qu’ils me renverront leur révolte à la figure et que, à l’image du Père infiniment juste, infiniment miséricordieux et infiniment patient, il me faudra faire face.

Et je rends grâce pour tout cela, pour ce que je vois fleurir et se réaliser en ces jours particuliers de notre histoire, qui n’ont pas de nom spécifique, mais que nous pouvons considérer comme notre AVENT. Car je trouve bien des occasions pour ouvrir chaque jour une fenêtre de mon cœur et savourer le présent qui se découvre derrière, et qui n’était pas véritablement caché. Auprès de ces adolescents, dans un fourmillement indistinct d’expériences mélangées, que nous partageons la plupart du temps sans faire attention, sans mesurer

Et il n’est question que d’Amour. Pas quelque chose que je pourrais vouloir qu’ils me donnent, pas non plus quelque chose que je pourrais vouloir leur donner. Mais comme la réalité d’une émotion dont la manifestation sincère à chaque fois emporte tout. Cette manifestation peut être colère, une voix qui s’élève dans un cri, un glaive qui se brandit… Mais elle peut être bien autre chose… Et le cœur tremble à chaque fois.

C’est en cette expérience profonde que je réalise l’essentiel de mon apprentissage. Tout le reste devient possible à partir de là. Et j’en parle en proie à une certaine intensité parce que c’est une expérience intense où il me semble prendre des risques, devoir en prendre et le vouloir – c’est le prix de cette ouverture et c’est cette ouverture que je réclame du profond de mon âme. Et cette ouverture profonde, radicale, est un acte d’amour esquissé dans la poussière des combats, qui ne peut pas se réaliser – n’en déplaise aux moines et aux anachorètes – dans le refuge des prières que je bricole autour de moi ou sur l’autel de ma solitude.

Tout cela, tout ce qui précède, c’était comme une « préparation ». Cela demeure comme un « espace » à l’écart du « monde » où je peux me détendre, me ressourcer et affermir mon cœur. Mais j’y suis encore comme l’acteur qui, dans la solitude de ses miroirs, découvre son geste et le répète, encore et encore, jusqu’à ce que ce geste devienne comme une seconde nature, une réalité vécue de son expérience, qui puisse se dire selon sa perfection. Une fois parvenu à ce point, l’acteur ne peut plus rester seul face à ses miroirs : ceux-ci deviennent à la fois trop sévères et trop indulgents, ils se mélangent les reflets, et la pensée qui se voit éclore une première fois dans le geste d’une parole et dans la parole d’un geste, n’y trouve plus l’espace adéquat pour se reproduire, de nouveau confondue par les simulacres dont elle avait su se servir pour se manifester, mais qui ont dorénavant une vieille odeur de rat crevé ; il lui faut alors entrer en scène et montrer son jeu, se confronter au regard critique, au jeu de reflets nombreux et contradictoires de nouveaux miroirs. Dans ces conditions nouvelles, le chemin par lequel il pourra retrouver la pensée de sa parole et de son geste – qui se donnent toujours une fois pour toutes et une seule fois – n’est pas exactement le même, il n’est pas soumis aux même exigences ni aux même intensités… Le monde est un peu plus qu’un théâtre et je ne suis pas un acteur, mon geste n’est ni performance ni représentation – mais c’est le même exercice, finalement, qui consiste à trouver un passage, un jeu entre les miroirs, par où le vrai s’invite et se manifeste.

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Voilà trois ans que je m’exerce à marcher dans les pas du Christ, en me demandant quel est ce vin vermeil que je m’apprête à boire. Chaque jour, je porte mes péchés et le fruit de mes transgressions – non parce qu’il me faudrait montrer à Dieu un visage affligé et contrit afin qu’il me prît en pitié, mais parce qu’ils sont en moi le souvenir vivant du malheur en lequel l’âme peut sombrer en raison de ses tourments – et de son orgueil ; et chaque jour le chemin se déploie comme une épreuve : moins celle de mes résistances, en vérité, que de ma volonté. C’est une question qui se pose du soir au matin, et qui dispose, du matin jusqu’au soir, du milieu de mon incarnation pour se répondre. Ce n’est jamais comme un ordre d’agencement qui émanerait d’une disposition extérieure : le monde autour de nous ne change pas, il ne cesse d’être le monde, et sans doute qu’il se déploie « en parfaite obéissance à Dieu ». C’est un mouvement que l’on sent vibrer à l’intérieur de soi, mais qui ne provient pas non plus de l’intérieur, ni de soi. Comme un bouillonnement dans le ventre, un borborygme de l’esprit, qui se propage à travers l’organisme et porte spirituellement, avec beaucoup d’émotion, la moindre expérience ordinaire au seuil du chaos, où les voiles et les protections que nous dressons pour maintenir la réalité à l’extérieur de nous – ou pour nous maintenir, nous, comme à l’extérieur – se fissurent et prennent le risque de laisser passer quelque chose

La pensée quitte l’organe central de l’intellect et descend vers le cœur, par le cœur, en suscitant la sensation de se trouver sans défense.

Avent, 2019.

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