Les enfants terribles

Les enfants terribles

à Yelena

Oh ! comme il me semble les connaître, ces âmes qui pleurent et se déchirent dans le silence des tombeaux. Pendant des siècles, nous avons partagé le pain de nos misères et le vin de nos lamentations ; j’éprouvais pour elles un incompréhensible compassion, une irrésistible tendresse. Ce n’était pas ma vertu ou ma naïveté, c’était en moi le souvenir, ardent, de l’amour même du Christ pour ce monde, la tendresse infinie du Père pour l’âme de ceux qui se sont égarés. Ne sont-ils pas Tes brebis, Seigneur, égarées, terrifiées, ces enfant dont le cœur chaque jour s’éloigne un peu plus de Toi, qui se détournent avec horreur sitôt que Tu leur dévoiles Ta face. Ils ignorent que Tu es auprès d’eux, auprès de leur coeur, que Tu cries vers eux, de toutes Tes forces et de tout Ton amour – voix de Celui qui crie dans le désert… Ils ne T’entendent pas, et pour ne pas T’entendre, ils poussent le volume de la musique à fond. Ainsi demeurent-ils en leur cœur les proies et les esclaves de la violence, de la souffrance et du mal. Le cœur plein de ressentiments, l’âme déchirée, ils ont tellement mal, et ils en ont tellement fait, qu’ils refusent de saisir la main miséricordieuse que Tu leur tends, ils cracheraient même dessus s’ils pouvaient, par ce geste, Te vexer dans Ton amour-propre et se rendre à Tes yeux aussi misérables qu’ils voudraient le paraître aux leurs, à jamais éloignés des orbes de Ton pardon…

*

Mon Dieu, pendant des années et des siècles, je vivais dans le carcan de mes croyances, de mes doutes, de mes attentes et de mes peurs, moins prisonnier de mon corps, en vérité, que de mon esprit. Ma « connaissance » et ma « lucidité » n’étaient que des zones d’ombre mal éclairées. Prisonnier d’un carcan d’habitudes qui, aujourd’hui encore, me tyrannisent. Chaque jour il me semble devoir déplacer des montagnes pour me sentir me déployer hors de mon carcan, de mes armures de rouille.

Lorsque je sentais mon âme monter vers Toi, se laisser caresser par les ailes de Ton ange, à l’ombre de Ta lumière, alors mon cœur débordant d’enthousiasme voulait embrasser le monde entier, s’épancher en paroles et en bénédictions, afin que chacun prît part à la Bonne nouvelle. Je me voyais alors resplendissant, comme au sortir d’une longue nuit, guerrier triomphant, que les flèches de ses ennemis désormais ne pourraient plus atteindre. Et peut-être que, dans ces moments-là, c’était réellement de Ta lumière que je resplendissais ?…

Car, quant à moi, je naviguais dans l’obscurité de mes brouillards, dans les souterrains de mon âme, peuplé des fantômes d’anciennes guerres, de ces combats sublimes contre des forces adversaires dont je me voulais le héros. – De quel fonds mystique aurais-je pu tirer une pareille lumière ?

Tu te saisissais de moi à la façon d’un éclair, par inadvertance. Ce n’était jamais qu’un soupçon, ça ne durait jamais bien longtemps… Mais je Te sentais près de moi, je savais Ta présence, même si je ne T’avais pas encore reconnu dans ces frémissements – ou je ne voulais pas me le dire… Et cette pensée suffisait à faire jaillir de moi un peu de cette lumière que je croyais avoir oubliée, ou qui sommeillait en moi depuis la nuit des temps. Je nourrissais alors l’illusion qu’il n’en fallait pas plus pour accomplir ce qui m’était donné donné d’accomplir. Qu’il suffisait d’une grâce pour se voir ouvrir les portes du Royaume.

Malheureux que j’étais.

Et la nuit toujours revenait ensuite. Toujours je me revoyais succomber là où mon âme, rongée par des doutes et des remords, croupissait comme une chose déjà morte, où je croyais voir les anges et les dieux se divertir au spectacle de mon agonie et de mes tourments. Qu’elles étaient longues, ces nuit, et combien fugaces, les éclairs de Ta présence ! Elles me semblaient l’éternité, et le jour, comme une promesse qui ne se réalisait jamais.

Combien d’années ai-je passé en cette nuit profonde de mon âme – où pourtant Tu me laissais m’égarer, Seigneur ? Et pour gagner ma vie, comme il est écrit, il m’aura fallu la perdre.

Je m’imaginais sans doute que pénétrer ou non dans cette voie, ou me laisser pénétrer par elle, dépendait de mes mérites ou de mes capacités ; et je me demandais en vertu de quels mérites ou de quelles capacités j’avais bien pu me rendre digne d’une telle grâce. Je n’étais qu’un fils d’homme ordinaire, paysan du corps et de l’esprit, comment cette lumière pourrait-elle sortir de moi, comment pourrais-je en être la source. Rien de cela n’était en mon pouvoir, mais tout ne pouvait me venir que de Toi, mon Dieu, et je ne pouvais que désespérer à chercher en moi-même ce que je ne pouvais pas y trouver.

Nul mérite en moi, non plus que de capacités, car tout ce dont je dispose me vient de Toi, ma lumière est Ta lumière, celle par laquelle Tu éclaires le monde, et chaque jour j’apprends à Te rendre grâce, dans mes prières, à Te louer dans les siècles. Je me sens comme un enfant, maladroit, je ne sais pas toujours comment bien faire.

Mon Dieu, mon Amour, Toi qui illumines mon âme, et qui fais le partage de la lumière et des ténèbres, à Tes pieds je dépose le carcan de mes vies antérieures. Qu’il s’ouvre, comme une fleur parfumée d’orient, et que son fruit soit comme un enseignement pour les âmes de bonne volonté. Que ce matin, et demain, et tous les jours qui suivront, soient en le commencement de l’expérience nouvelle ; qu’aucune raison ne vienne l’obscurcir, ni l’entraver. Fais de moi, Seigneur, Ton humble et souriant disciple, qui apprend, par son obéissance et sa fidélité, à se mettre sous Ta protection, à se cacher sous l’ombre de Ta volonté, à se chauffer au Feu ardent de Ta promesse. Que par Ta grâce, ô Esprit guérisseur et consolateur, s’effondrent mes barrières et se referment les plaies de mon âme et de mon corps. Et pour ceux-là, qui n’ont encore de la vie que l’expérience déjà troublée de leurs rêves d’enfants, pour le bien et le salut de leur âme, que je saches jouer des masques appropriés, la partition qui convient. Amen.

*

Accepter de n’être rien ni personne, une vie précaire et dérisoire comme les autres vies, qui trouve des joies fragiles et passagères dans la prière, une relation étrange et familière à Dieu, en attendant que la mort passe, que l’heure sonne, dans l’espérance d’un résurrection qui n’aura peut-être jamais lieu.

Et je me vois brandissant les poings verts Toi, Seigneur, bandant mes nerfs comme les cordes d’un arc, comme si je pouvais seulement me mettre en colère contre Toi, comme si je pouvais ébranler Ta volonté, ou détourner les flèches du temps.

*

Mais je ne te parlais pas, mon Dieu, à peine, comme si Tu n’étais pas là ; à peine soulevai-je un voile du soupçon dessus l’Esprit de la Sagesse, de cette dimension de l’expérience humaine qui n’est pas seulement humaine. ‒ Je n’allais pas jusque là. Ô combien j’étais faible, Seigneur, et comme je craignais le jugement des hommes sur les décombres de mes mémoires irrésolues.

Mais je ne te parlais pas, mon Dieu, Toi qui es mon unique amour et mon unique espérance, mon phare et mon guide, dans cet océan de boue et de larmes, des siècles d’ignorance et d’égarement, où nos âme pataugent. Je ne demandais pas, dans mes « prières », le soutient ou l’intercession de Tes saints anges, mes guides et mes compagnons dans l’Esprit – que demandais-je alors ?… Je n’attendais rien de ta divine miséricorde. Mais, seul, sur ces chemins de désolation, j’aurais bien pu m’ébrouer pendant des siècles sans jamais rien trouver : ni sortie, ni espoir, ni consolation.

Toi, Tu restais dans l’ombre, comme l’ombre de ma conscience, ma raison cachée. J’entends encore Tes messagers me souffler au cœur : « Ne nous oublie pas ».

Père bien-aimé (Abba), Tu me connais depuis avant que mes os ne fussent formés dans le ventre de ma mère ; Tu sais mon doute mieux que je ne le sais moi-même, Tu connais mes craintes, les distances qu’il me faudra parcourir avant d’accepter, simplement accepter, que cela soit comme Tu me l’a soufflé.

Je tournais autour des puits sans fond, sans jamais y plonger. Comme pour me convaincre et me justifier.

Mais devant qui aurais-je eu à me justifier des dons et des grâces qu’il te plût de répandre sur ma tête, Seigneur, et dont tu m’apprends à faire mon rayonnement ? Devant quels dieux, devant quels hommes ; quel adversaire m’aurait-il fallu convaincre de véracité ?

Toi seul est juge.

Je dépose à Tes pieds les obstacles que chaque jour j’oppose à l’œuvre de Ta lumière ;

entre tes mains, Seigneur, mon doute et ma question, mon ouvrage et mon espérance, ma vie et mon esprit.

Décembre 2019 – Janvier 2020.

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