L’Empire chrétien comme puissance qui retient (Kat-echon) chez Carl Schmitt

L’Empire chrétien comme puissance qui retient (Kat-echon) chez Carl Schmitt

« L’unité de cette Respublicana Christiana trouvait dans l’empire et le sacerdoce ses hiérarchies adéquates, et dans le pape et l’empereur ses supports visibles. Le rattachement à Rome impliquait la continuation de localisations antiques reprises par la foi chrétienne1. L’histoire du Moyen Âge est par conséquent l’histoire d’une lutte pour Rome, et non celle d’une lutte contre Rome. La constitution militaire du voyage romain2 est la constitution de la royauté allemande. C’est dans l’orientation concrète sur Rome, non dans des normes et des idées générales, que réside la continuité qui relie le droit des gens médiéval à l’Empire romain3. Pour cet Empire chrétien, il était essentiel qu’il ne fût pas un Empire éternel, mais qu’il gardât à l’esprit sa propre fin et la fin de l’ère actuelle, tout en étant capable d’une puissance historique. Le concept décisif qui fonde historiquement sa continuité est celui de la puissance qui retient (Aufhalter), du kat-echon. Empire signifie ici la puissance historique qui peut retenir l’apparition de l’Antéchrist et la fin de l’ère actuelle, une force qui tenet, selon les mots de l’apôtre Paul dans sa deuxième Épître aux Thessaloniciens, chapitre 2. Cette conception de l’Empire est attestée par de nombreuses citations des Pères de l’Église, des textes de moines germains de l’époque franque et ottonienne […] et d’autres documents jusqu’à la fin du Moyen Âge. On peut même y voir le signe distinctif d’une période de l’histoire. L’Empire de Moyen-Âge chrétien dure tant que vit l’idée du kat-echon.

« Je ne crois pas qu’une autre représentation de l’histoire que celle du kat-echon soit même possible pour une foi chrétienne originaire. La foi en une force qui retient la fin du monde jette seul le pont qui mène de la paralysie eschatologique de tout devenir humain jusqu’à une puissance historique aussi imposante que celle de l’Empire chrétien des rois germaniques. L’autorité des Pères de l’Église et d’auteurs comme Tertullien, Jérôme et Lactance, et la continuation chrétiennes de prophéties sibyllines se conjuguent pour affirmer que seul l’Imperium Romanum et sa prolongation chrétienne expliquent la persistance de cet âge du monde, et le protègent contre la puissance écrasante du Mal…

[…]

« L’unité médiévale entre imperium et sacerdotium, en Europe occidentale et centrale, n’a jamais été une accumulation centralisatrice de pouvoir dans les mains d’un seul homme. Elle reposait dès l’origine sur la distinction entre potestas et auctoritas, conçues comme deux hiérarchies différentes au sein de la même unité globale. Les oppositions entre empereur et pape ne sont donc pas des antagonismes absolus, mais seulement diversi ordines dans lesquels vit l’ordre de la Respublica Christiana. Le problème concomitant du rapport entre Église et Empire est fondamentalement différent du problème plus tardif entre Église et État. Car par État il faut entendre essentiellement le dépassement de la guerre civile religieuse, devenu possible seulement à partir du XVIe siècle, et ce par une neutralisation. Au Moyen-Âge, les situations historiques et politiques changeantes impliquent automatiquement que l’empereur revendique lui aussi l’auctoritas, et le pape la potestas. Mais les malheurs ne commencèrent qu’au moment où – à partir du XIIIe siècle – on utilisa la doctrine aristotélicienne de la societas perfecta pour scinder l’Église et le monde en deux genres de societates perfectae. […] Le lutte médiévale entre pape et empereur n’est pas une lutte entre deux societates, peu importe que l’on rendre societas par société (Gesellschaft) ou par communauté (Gemeinschaft) ; ce n’est pas non plus un conflit entre Eglise et Etat à la manière du Kulturkampf bismarckien ou de la laïcisation française de l’État ; enfin ce n’est pas davantage une guerre civile comme celle entre Rouges et Blancs au sens d’une lutte de classe socialiste. Toutes les analogies tirées du domaine de l’État moderne sont ici historiquement fausses ; non moins du reste que tous les emplois conscients ou inconscients des idées unificatrices associées avec l’idée d’unité depuis la Renaissance, la Réforme et la Contre-Réforme. Qu’un empereur ait fait déposer ou élire un pape à Rome, ou qu’un pape à Rome ait délié de leur serment de fidélité les vassaux d’un empereur ou d’un roi n’a jamais remis en question pour un seul instant l’unité de la Respublica Christiana.

« Que non seulement les rois allemands mais aussi d’autres rois chrétiens aient pris le titre d’imperator et nommé leurs royaumes des empires, qu’ils aient reçu du pape des mandats de mission et de croisade, c’est-à-dire des titres juridiques pour l’acquisition de territoires, n’a pas fait disparaître l’unité de la Respublica Christiana fondée sur des localisations et des ordres assurés, mais n’a fait que la confirmer. Pour la conception chrétienne de l’Imperium, il me semble important qu’aux yeux du Moyen-Âge chrétien la fonction de l’empereur n’ait pas représenté en soi une position de puissance absolue absorbant ou consommant toutes les autres fonctions. Elle fait œuvre de kat-echon, avec des devoirs et des missions déterminés, et s’ajoute à une royauté concrète ou à une couronne, c’est-à-dire à la domination sur un pays chrétien déterminé et son peuple. Elle est l’élévation d’une couronne, non pas verticalement en ligne droite, telle une royauté sur des rois, une couronne sur des couronnes, non pas l’extension d’un pouvoir royal ou même, comme plus tard, un élément d’un pouvoir dynastique, mais une mission qui émane d’une sphère toute différente de celle de la dignité royale. L’Imperium est ici un élément superposé à des formations autochtones, tout comme – dans le même contexte culturel général – une langue cultuelle sacrée vient d’une autre sphère se superposer aux langues vernaculaires. L’empereur peut donc aussi déposer sa couronne en toute humilité et modestie après l’accomplissement d’une croisade, sans compromettre pour autant son honneur… Il quitte alors sa place surélevée d’empereur pour retrouver sa place naturelle, et n’est plus désormais que le roi de son pays. »

Carl Schmitt, Le Nomos de la terre, trad. L. Deroche-Gurcel, Paris, éditions PUF « Quadrige », 2012 (2001), p. 63-66.

1Extrait de la note de l’auteur : « … la papauté est liée indissolublement à Rome, et même au sol de Rome, et ce sol de Rome ne peut pas disparaître tant que la fin des temps n’est pas venue. »

2Römerzug. Expédition des rois allemands à Rome en vue de s’y faire couronner empereurs par le pape, sur le modèle de Charlemagne. [NdE].

3Extrait de la note de l’auteur : « La continuité juridique ne doit pas être recherchée dans des concordances culturelles et économiques… »

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