La loi morale en nous

La loi morale en nous

« Le ciel étoilé au-dessus de ma tête, et la loi morale en moi. »

Emmanuel Kant.

1

Voici que je découvre, dans la prière, dans les trésors de l’Église, quelque chose (ou quelqu’un) que j’ai toujours eu le désir de le rencontrer. Par exemple, je suis à peu près certain que c’est de la liturgie dont je suis tombé amoureux lorsque j’ai découvert le théâtre il y a plus de vingt ans ; mais je ne pouvais pas le réaliser avant maintenant. De même que c’est la prière que j’aimais dans la chanson, la poésie, ou encore le mystère de l’Homme et de l’Esprit dans la philosophie. Je n’ai jamais voulu pratiquer mon art, si vous me permettez de le dire comme ça, autrement que comme un sacerdoce. Plus étonnant encore, mais vous n’êtes pas obligés de me croire, bien que j’ai fait l’expérience, comme chacun d’entre nous, de mon « libre arbitre », autrement dit de cette capacité mystérieuse de pouvoir choisir librement le mauvais, je n’ai pu vivre un seul instant de ma vie consciente sans une perception aiguë de « la loi morale au-dedans de moi ».

Comme si, je dis bien comme si, la Loi de Dieu, ses enseignements divins, dont la Révélation pleine et entière semble si laborieuse dans l’histoire et dans l’homme, progressivement se gravait dans nos cœurs, en sorte que la Parole exercerait déjà en nous son magistère, non par une forme d’éducation extérieure, mais selon une disposition naturelle de l’âme. C’est cela, l’œuvre de l’Esprit Saint, dont parle l’Église, le don spécial du Baptême et des autres Sacrements de l’Initiation chrétienne : Dieu a mis en nous son Esprit, qui nous enseigne selon la vérité et nous guide sur les chemins qui nous conduisent à la rencontre du Mystère de Jésus-Christ.

C’est ainsi que le Seigneur veut être « tout en tous ». Plus nous nous approcherons du terme fixé et plus la Parole, dans le cœur des enfants de Jésus-Christ, sera source jaillissant en vie éternelle. Il n’y aura plus besoin de les instruire ou de les éduquer, ni d’inventer des systèmes de pédagogie compliqués, avec toujours le risque que l’âme n’y entende rien et fasse tout le contraire de ce qui lui est prescrit. Nous n’en sommes pas encore là, certes, et nous savons que, pour une large part, les préceptes dont nous nous servons pour orienter notre jugement sont le fruit de notre histoire et de notre éducation, plutôt que de notre contemplation du Seigneur de Sagesse.

De fait, ce qui vient de Dieu se trouve, en nous, en contradiction avec tout ce qui ne vient pas de Dieu, ce qui vient du monde ou qui a une autre origine, et qui (parfois) s’oppose à Dieu, soit par ignorance, soit par malice. C’est ainsi que l’Esprit de Dieu, sur le terrain de l’Homme, se trouve aux prises avec des forces qui lui sont contraires et qui lui livrent une guerre impitoyable. La « loi morale qui est en nous », qui est la Loi du Christ, le Verbe de Dieu, est comme inscrite, gravée sur le cœur, et sa source est dans l’âme, au plus profond de la vie secrète et cachée de l’homme ; elle n’a pas été déposée en nous, par le Souffle de Notre Seigneur au matin de Pentecôte, partiellement ou dans une forme incomplète, car Dieu ne retient pas ses dons, mais quand il donne il se donne et il se donne en plénitude : ainsi de sa Parole ; mais il faut qu’elle se fasse un chemin jusqu’à notre conscience, non seulement qu’elle triomphe de l’ensemble des forces adversaires qui s’opposent à son avènement, mais encore qu’elle fasse toute la lumière en cet être dans le sein duquel elle s’installe, qu’elle en purifie l’intérieur (puisque c’est du cœur de l’homme que provient toute souillure). Ce travail, sur le plan, disons : global, pour utiliser des gros mots à la mode, nous semble avancé au point qu’on ne voit plus, à l’heure de ce siècle, que la souillure de l’homme, le mal qu’il est par le mal qu’il fait, ou simplement qu’il pourrait vouloir faire ; mais en réalité, nous n’en voyons jamais le bout, nous n’en connaissons pas le terme et nous ne le connaîtrons probablement pas de notre vivant. Nous pouvons déjà nous délivrer de cette angoisse, comme de toute angoisse eschatologique. Notre espérance est pour le Ciel. Si notre espérance était pour la Terre, pour le dire avec Saint Paul, nous serions les plus malheureux, les plus à plaindre parmi les hommes. Mais non, nous sommes déjà sur d’autres horizons. Ce « travail », toujours en compagnie de Saint Paul, nous pouvons le comparer au « travail de l’enfantement » : car c’est toute l’humanité dans son ensemble, comme un seul être, qui enfante du Fils de l’Homme, des fils et des filles de Dieu. Et chacun en soi-même est porteur de cela. Non parce que nous sommes baptisés, mais parce que nous sommes fils et filles d’hommes, en tant que tels appelés au Baptême et à la Communion. Chacun à sa part au Salut, à l’œuvre de Rédemption ; mais cette part, cette participation à la gloire et aux mérites de Notre Seigneur, implique que nous prenions aussi notre part du travail et des souffrances que le Christ a pris sur lui comme sa propre croix, autrement dit : que nous portions nous-mêmes la croix et la couronne d’épines. Car à moins de perdre sa vie, on ne gagnera pas son âme.

Nous n’en sommes pas parvenus en ce point du développement de la vie éthique, ou de la proximité de l’âme avec son Principe, où la Volonté de Dieu se transmettrait, avec les autres caractères de l’espèce, en se développant et en se perfectionnant d’une génération à l’autre, comme il avait été prévu au commencement, avant que nos premiers parents n’entrassent dans le péché. Nous avons encore besoin de livres, de rites, de lois, d’une éducation compliquée que nous ne comprenons pas toujours parce que nous ne sommes pas nous-mêmes parvenus au bout ; il y a en nous, qui nous viennent de l’histoire, qui nous viennent de notre éducation, des vieux réflexes naturels depuis longtemps pervertis par l’habitude du péché, des résistances innombrables qui s’opposent à la royauté du Seigneur, à la souveraineté de sa Parole sur notre volonté. Le monde dans lequel nous vivons, particulièrement en Occident, où les guerres de l’Antéchrist trouvent leurs formes les plus intensives, où les contradictions entre le Vivant et les royaumes de la Mort sont les plus douloureuses, ce monde-là, se produit comme la conséquence, la matérialisation concrète, accessible à notre conscience, de ces forces qui s’opposent et qui chaque jour, jusqu’à la fin des temps, déchaînent l’enfer partout où se font sentir les vibrations particulières de l’œuvre de Dieu.

Plus que jamais peut-être – mais je dis bien peut-être – la vie chrétienne se révèle être un combat. Il ne faut pas oublier ce que notre propre conversion suscite de combats, qui sont essentiellement des combats intérieurs, spirituels, mais qui ne sont jamais, comme les œuvres de Dieu, sans effet sur le monde, l’espace de temps où Dieu a choisi de nous faire vivre sa Parole, où il s’est plu de nous voir fleurir. Combat qui ne se confond pas avec les résistances que souvent nous opposons-nous mêmes, de mauvaise foi, aux œuvres de Dieu dans notre vie ; mais qui consiste simplement à vivre en chrétien, à s’appliquer à mettre en pratique les enseignements de Jésus transmis par son Église. C’est une exigence et une discipline que nous apprenons, à laquelle nous consentons à nous soumettre, même si un jour devait venir où nous n’en aurions plus besoin.

2

Paradoxalement, c’est le siècle qui nous dévoile l’existence d’une « loi morale » à l’intérieur de nous, qui est autonome relativement aux conditions historiques et sociales, ou à notre éducation. Il ne coûte rien de dire que nos déterminations morales, qui rejoignent voire épousent la morale chrétienne, enseignée par l’Église à la suite du Christ, s’expliquent par l’imprégnation et la persistance de la culture chrétienne en Occident ; on s’imagine alors : encore quelques décennies, voire un siècle de transhumanisme, et nous serons définitivement venus à bout de la morale chrétienne et de toute morale ; ce qui serait le cas effectivement s’il n’y avait aucun rapport intrinsèque entre cette « morale » et la vérité. S’il n’y avait pas, au fondement de la morale chrétienne, autrement dit de la vie chrétienne, dans toute son amplitude et sa plénitude, ne serait-ce qu’un germe de vérité, si elle ne reposait que sur des préceptes humains, dont le seul référent serait l’histoire, selon l’arbitraire de l’homme, non seulement le Christianisme serait effectivement voué à disparaître, mais il aurait déjà disparu depuis longtemps. Or c’est bien le contraire qui est en train de se produire.

Voici près de trois siècles que l’Occident s’acharne à produire un système du monde qui serait son ouvrage propre ; mais il n’est parvenu à produire (à reproduire) pour tout système, que l’enfer. Et l’enfer qui s’est déchaîne sur la terre, en Europe principalement, au XXe siècle, ne fut pas, au regard de ce qui pourrait advenir, un véritable enfer. Nous pouvons encore aller plus loin, frapper plus fort ! Tel pourrait être le slogan barbare de notre monde à l’agonie. Toute morale qui nous est proposée, soit s’oppose frontalement à la morale chrétienne, comme les milices de Satan s’opposent aux armées du Christ ; soit tente de s’y substituer, en proposant une imitation grossière du Royaume, mais sans référence ni au Ciel, ni au Christ, ni à son Église ; soit réactualise les spiritualités et les sagesses archaïques, mais toujours en gommant les aspects les plus scandaleux que l’on trouve au fondement de certaines pratiques, pour ne conserver et ne valoriser, en définitive, que ce qu’il y a de « catholique » ou de « pré-chrétien » dans ces traditions.

C’est une caractéristique du mouvement spirituel qui traverse l’Occident depuis plus d’un demi-siècle, de voir de la spiritualité partout, excepté dans l’Église ; de glorifier la spiritualité profonde et l’immense sagesse de tous les peuples, sans considérer un seul instant sa propre spiritualité et sa propre sagesse ; de ne pas vouloir comprendre et réaliser que le peuple chrétien d’Occident, qui a fait l’Europe et qui résiste encore aujourd’hui contre toutes les Puissances liguées pour le faire disparaître, est un des peuples les plus spirituels de l’histoire et qu’il dispose de trésors, au sein de l’Église, que l’on ne retrouve dans aucun peuple à aucune époque, qui récapitule même tous les peuples et toutes les époques, en les éclairant d’une vérité nouvelle.

Nous avons pris l’habitude, sans doute parce que nous sommes nés le nez dedans, qui plus est à une époque où l’on n’y croyait plus beaucoup, de ne plus considérer l’Église que sous son aspect matériel, politique, comme une vieille institution dont la tendance était de disparaître. Alors nous cherchions partout, hors de l’Église, une source à laquelle nous aurions pu étancher notre soif spirituelle. Mais lorsque l’on considère la dimension spirituelle, mystique ou surnaturelle de l’Église, lorsque nous comprenons que nous sommes l’Église, que nous sommes ses membres, ses « pierres vivantes », parce que nous avons reçu le don de la Parole de Dieu dans nos cœurs et que nous collaborons avec le Christ, sous son commandement, à l’édification de son Corps de Gloire, celui de l’Épouse immaculée de l’Agneau, alors il se produit non seulement un renversement, mais une profonde métamorphose. L’Église n’est pas une fabrication humaine, mais un don de Dieu fait aux hommes, institué par lui, pour demeurer avec nous jusqu’à la consommation des siècles.

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