La destination des empires est entre les mains de Dieu

La destination des empires est entre les mains de Dieu

« Auparavant doit venir l’apostasie et se révéler l’Homme impie, l’Être perdu, l’Adversaire, celui qui s’élève au-dessus de tout ce qui porte le nom de Dieu, allant jusqu’à s’asseoir en personne dans le sanctuaire de Dieu… Et vous savez ce qui le retient maintenant, de façon qu’il ne se révèle qu’à son moment. Dès maintenant, oui, le mystère de l’impiété est à l’œuvre. Mais que seulement celui qui le retient soit écarté. Alors l’Impie se révélera, et le Seigneur le fera apparaître par le souffle de sa bouche, l’anéantira par la manifestation de sa venue. »

Saint Paul, Seconde épître aux Thassaloniciens, 2, 3-8.

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Pour comprendre notre ouvrage, celui de notre siècle et de notre génération, il faut que nous nous coulions et que nous ancrions notre conscience profondément dans le temps long de l’histoire. En un sens, nous pourrions dire que le drame de notre histoire est déjà contenu et explicité dans la Bible. Non comme l’histoire particulière d’un peuple particulier, mais comme l’allégorie d’un processus historique dans son intégralité, dont la trame principale, primordiale, est « spirituelle », dictée et guidée par Dieu en personne. D’Abraham à Moïse et de Moïse à Jésus en passant par la royauté de David, il y a là un cheminement de l’esprit, comme un lignage, dont les différentes figures apparaissent comme autant de préfigurations ou de segments (pour ne pas dire des avatar) de la voie royale qui rend possible l’incarnation christique. Combien de générations d’Abraham à Moïse et de Moïse à Jésus ? Et combien de fois le chemin s’est-il perdu ?… C’est une histoire faite d’errances, de guerres, de conquêtes, de massacres, de manipulations, de mensonges… Elle n’est absolument pas « pure », pas plus dans l’histoire juive que dans l’histoire « non-juive », ou chrétienne.

Que nous raconte cette allégorie ? Ce n’est pas l’histoire d’un peuple, élu parmi les peuples et les nations – même s’il était nécessaire que les juifs la comprissent de cette façon. Mais elle nous parle des conditions qu’il faut réunir sur des générations pour qu’un peuple choisi par Dieu accomplisse la promesse qu’en son germe il contient. Car il ne suffit pas à ce peuple d’avoir été choisi, sans qu’il soit jamais demandé aux hommes de fournir le moindre effort. Au contraire, l’exigence qui pèse sur le peuple de Dieu est suprême, son joug incomparable. La Loi qu’il observe n’est pas censée être d’origine humaine, mais révélée par Dieu par l’intermédiaire de ses prophètes. Elle est l’expression de l’autorité suprême à laquelle toutes les consciences doivent se soumettre, et plus que simplement se soumettre : elle est l’instrument par lequel, par l’effet d’une certaine pratique, une ascèse, ces consciences sont censées se transformer. La Loi, manifestation de la puissance irréductible du Seigneur des Armées, de sa gloire et de sa vérité, est au-dessus de la tête de son peuple comme le commandement d’une remémoration perpétuelle. Et chaque membre en devient le gardien, comme il devient le gardien de son frère. Il a en charge sa conservation, son application et sa transmission, pour la suite des générations.

S’il y avait une « mission historique » au « peuple élu », ce serait de réaliser sur la Terre des Hommes, là où les conditions semblent à première vue les plus défavorables, un ordre, une communauté, qui serait ici-bas comme une imitation du Royaume de Dieu. Ce serait selon la parole d’Isaïe – « Voix de celui qui crie dans le désert » – de préparer la voie. Cela signifiera une complète pacification des royaumes animaux de la terre. Historiquement, ce fut le processus et l’ouvrage de la Civilisation, de disposer d’un milieu, d’un environnement matériel, d’un ordre social, d’hommes et de femmes qui pussent en recevoir la semence, mais aussi et surtout d’un corps qui fût propice à recevoir et accueillir le don de l’Esprit.

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Pourquoi le Christ est-il fondamental ?

J’essayais de l’expliquer à l’un de mes anciens amis, qui ne comprenait pas, qui ne rencontrait en lui-même aucune résonance, aucune vibration avec cette pensée. Et c’est vrai que la relation avec le Christ est d’abord une relation personnelle. Paradoxalement, le même semblait éprouver moins de réticence à l’évocation du Bouddha comme d’un sage ou d’un maître spirituel, comme si l’un et l’autre indiquaient deux directions opposées. C’est une question qui serait à creuser. Nous pourrions dire un peu ironiquement, que c’est justement parce que le Christ suscite une résistance si vive chez la plupart des enfants de ma génération, abondamment nourris aux mamelles de l’anti-christianisme, voire une répugnance morale qui les oblige tacitement à s’en désolidariser, à l’image de l’apôtre Pierre, que nous devons aller, avec d’autant plus d’ardeur et de combativité, nous risquer sur ce terrain-là.

Nous nous acheminons péniblement vers le terme de deux mille ans d’histoire chrétienne, de christianisme. Toute notre culture est chrétienne, et cette culture n’émerge toute « pure » des limbes de l’histoire : elle est hébraïque, grecque, romaine, mais elle est aussi européenne et barbare. De sa fondation à Rome sous l’Empire romain jusqu’à la Révolution française, l’Église d’Occident fut une assemblée de tous peuples qui élirent pour unique souverain le Christ-roi ; quant aux monarques terrestres, ils n’en étaient que des représentants, des ministres de droit divin, certes, des instruments de la puissance de Dieu sur Terre. Bien sûr, les choses ne se passent jamais exactement sur la terre comme elles se passent en théologie. La politique demeure le domaine des affaires humaines, où nous faisons l’expérience de notre « libre arbitre » ou de notre « libre nature ». Cependant la réalité de notre terre et de notre enracinement chrétiens, ne peut simplement pas être écartée d’un revers dédaigneux de la main sous prétexte que ce ne serait-là qu’idéologies de puissance et vaines superstitions, car il s’agit bien de la matrice historique de notre civilisation, que nous nous en félicitions ou que nous le regrettions, que nous le considérions comme un miracle ou comme une catastrophe.

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L’Incarnation constitue l’Evénement, qui coupe l’histoire en deux et progressivement sépare le monde, qui est devenu le tombeau de la vieille Loi, d’avec le monde, qui devient le creuset d’une expérience nouvelle. De ce point de vue, nous sommes déjà dans « le nouveau monde » ou dans « le monde d’après ». Aucun de nous n’a vécu, ni lui ni ses proches ni ancêtres, sous la domination de l’ancienne loi, et aucun de nous ne voudrait ni ne pourrait y vivre à nouveau. C’est en cela que consiste, historiquement toujours, anthropologiquement même, la libération non plus promise mais annoncée. Libération rendue possible à l’origine et paradoxalement, par la domination (certes violente) de la civilisation greco-romaine sur le système archaïque des codifications tribales.

Les néo-mystiques ont beau jeu de nous annoncer l’avènement de la « nouvelle Terre » et de la « cinquième dimension » (autrefois nous disions le Royaume). Outre s’attirer les faveurs d’une clientèle inépuisable, ils ne font en somme, sous couvert de nouveauté, que réactiver de vieilles espérances juives, des prophéties messianistes teintées d’hindouismes et autres colorations artificielles. Mais regardons les choses sous un autre angle et comprenons, avec l’avènement du Christ, que le Royaume du Père est toujours-déjà parfaitement réalisé en nous et tout autour de nous (mais nous ne le voyons pas). Que nous sommes déjà ces voyageurs qui arpentons une nouvelle terre sous un ciel lui aussi nouveau, sous la domination d’une « loi » qui n’a plus rien à voir avec celle dont nos ancêtres firent longtemps l’expérience – parce que cette loi était devenue, en son temps, impossible.

La question pour nous, qui sommes croyants, c’est de savoir si nous observons ou non les commandements de la « nouvelle loi » ; plus que de savoir si nous les observons, c’est de savoir si nous les comprenons ; et plus encore que de savoir si nous les comprenons, c’est de savoir si nous faisons l’expérience de les mettre en application. Car c’est par sa mise en application que réside l’effectivité réelle d’une « loi », son efficience, et particulièrement lorsque nous sommes, comme ici, sur le domaine de la spiritualité ou de la sagesse.

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Cette perspective, qui n’est pas de première évidence, nous conduit à considérer d’un œil tout autre les deux mille ans d’histoire chrétienne dont nous sommes les héritiers (les échelles de temps sont toujours approximatives). Le Christianisme historique correspond à l’émergence d’un espace vide, de séparation, de contradiction et de dialogue entre le domaine juridique et le domaine religieux, entre les choses humaines et les choses divines. Espace où s’enracine et se réalise la constitution de la société civile, de la Cité, de l’État, non comme « royaume de Dieu sur terre », mais peut-être plus simplement comme agent de la destruction, de la liquidation ou de l’épuration de l’ancien monde, des anciens codes, de la vieille loi. Ce serait le sens, la fonction historique supérieure du « système antéchrist », dont l’avènement précède, annonce et prépare le retour du roi en la personne du Christ ; révélant par là, à la fin des temps, sa véritable nature d’instrument entre les mains de Dieu. C’est aussi pourquoi le Fils de l’Homme est qualifié de « Destructeur des mondes » par ses adversaires.

Si nous considérons l’immensité de temps d’élaboration historique que les hommes ont traversée avant que ne se produise lévénement qui nous fit basculer dans un autre temps – une préhistoire qui s’apparente à une éternité –, nous réalisons sans trop de peine que les deux mille ans qui nous en séparent depuis, bien que cruciaux, ne se déploient pas sur une échelle de temps très large. Autant dire que nous n’avons encore rien vu, de la nouvelle Terre. Nous voyons encore et surtout des ruines et des hommes qui se demandent sans cesse, en toute bonne foi, comment ils pourraient s’y prendre pour les restaurer. Pour le Christ, qui était avant qu’Abraham fût, parler de deux mille ans ou parler d’autre chose, c’est ne parler de rien. Ça n’a pas de sens. Le Jour de sa Résurrection est celui-là même de son Retour. Le temps qui les sépare et que nous éprouvons, pour Lui, n’existe pas. Partant, est-ce qu’elle existe pour nous ?

C’est à partir de cette coupure, qui est le fruit d’une progressive et douloureuse séparation, entre la nature animale de l’homme et sa nature divine, que ces deux tendances de l’esprit vont entrer en opposition, en guerre l’une contre l’autre, et que le temps devient eschatologique : un terme est annoncé, un compte à rebours est lancé. Le terme en question, ce n’est pas la fin du monde ou la fin de l’histoire – là encore c’est une espérance juive ou messianiste. Mais c’est tout simplement le terme définitif de l’ancien monde et de la vieille loi qui est annoncé. D’abord à travers l’effondrement de l’Empire romain – qui en représente peut-être le modèle le plus aboutit et le plus performant – puis à travers les effondrements successifs des empires qui lui succèdent, jusqu’à l’effondrement de l’Empire terminal qui triomphe actuellement sous nos yeux et dont nous sommes les sujets, que nous le reconnaissions ou non.

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Il n’y a pas de hasard dans la composition du Livre, s’il est bien d’inspiration divine, guidé par l’Esprit Saint. S’il se termine par une apocalypse, cela signifie que nous ne pouvons saisir le sens ni la portée de la Révélation, de ce qu’elle implique pour le disciple qui s’engage sur les traces du Fils de l’Homme, en dehors d’une perspective eschatologique. Et nous ne pouvons comprendre cette perspective eschatologique si nous la confondons avec un messianisme, car là où le messianisme se reconduit sans cesse à travers les siècles comme la promesse d’une espérance sans fin, la Bonne Nouvelle est justement que nous sommes parvenus au terme de toute espérance d’un monde à venir, puisque ce monde est déjà-là, l’événement s’est déjà produit et ses conséquences sont d’ores et déjà en fonction dans l’histoire, elles font et sont l’histoire, et se produiront jusqu’à leur terme assigné. Ce terme, c’est la liquidation ultime et définitive de l’Ancien Monde.

S’il n’y a pas d’eschatologie ailleurs dans l’histoire (ce qui pourrait vouloir dire qu’il n’y a pas vraiment d’histoire), c’est parce que c’est là, en Occident précisément, que le Vieux Monde et le Nouveau Monde se sont séparés de la façon la plus nette et la plus précise, et, du fait de leur séparation, sont entrés en confrontation, en guerre, l’un contre l’autre. Telle est la nature spécifique de cette phase historique que l’on nomme l’Occident et qui a plus que jamais une portée universelle. Non pas un universel occidental, mais un universel dont l’Occident accouche en expirant et en se dissolvant à travers tous les peuple et toutes les nations de la terre, liquidant par là-même les conditions matérielles et spirituelles qui lui permettraient de reconduire une nouvelle fois le monde sur la base de ses anciennes lois. Tout indique, mais nous ne pouvons pas vraiment le démontrer, seulement produire l’effort de le comprendre, que l’Occident est parvenu au terme de sa destination, de sa fonction historique de révélateur terminal des choses cachées depuis la fondation du monde.

L’Occident est bien cette aire historique de plus de mille ans où s’est joué le passage d’un monde ancien à un monde nouveau. Par définition, la naissance de l’Occident annonçait le déclin de l’ancien monde ; et s’il annonçait aussi la venue d’un monde nouveau, il ne l’était pas lui-même déjà devenu. Tout au long de son histoire, notre civilisation fut travaillée par cette contradiction essentielle, entre la loi du monde ancien – qui est en somme la loi de toute civilisation – et une loi nouvelle qui parle au cœur des hommes mais que nous peinons à entendre. Le déclin de l’Occident, c’est le terme d’un cycle qui est beaucoup plus vieux que nous et beaucoup plus vieux que l’Occident. Nous n’avons généralement pas idée du temps qui se joue dans notre histoire. C’est de la mort de l’Occident que naîtra « le monde d’après », « la nouvelle terre ». C’est cela qui nous fut annoncé, c’est à cela que nous assistons, aux premières convulsions de mort et de renaissance.

Solstice d’été, 2021

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