Et Dieu créa l’altérité

Et Dieu créa l’altérité

1

Voici ce que nous lisons, dans le livre de la Genèse, à propos de la création de l’être humain.

Au premier chapitre : Dieu dit : « Faisons l’homme à notre image, comme notre ressemblance, et qu’ils dominent sur les poissons de la mer, les oiseaux du ciel, les bestiaux, toutes les bêtes sauvages et toutes les bestioles qui rampent sur la terre. » Dieu créa l’homme à son image, à l’image de Dieu il le créa, homme et femme il les créa. Dieu les bénit et leur dit : « Soyez féconds, multipliez, emplissez la terre et soumettez-la ; dominez sur les poissons de la mer et les oiseaux du ciel et tous les animaux qui rampent sur la terre. » […] Dieu vit tout ce qu’il avait fait : cela était très bon. Il y eut un soir et il y eut un matin : sixième jour. (1, 26-28, 31)

Ici, nous lisons que l’homme, le premier Adam, est créé à la fois comme unique, à la fois comme pluriel. En outre, nous lisons qu’il est créé homme et femme (ou mâle et femelle). De plus, il apparaît clairement que Dieu commande aux êtres vivants, et en particulier aux êtres humains, d’être féconds et de se multiplier.

Mais voici ce que nous lisons maintenant au chapitre suivant : Alors Yahvé Dieu modela l’homme avec la glaise du sol, il insuffla dans ses narines une haleine de vie et l’homme devint un être vivant. […] Yahvé Dieu dit : « Il n’est pas bon que l’homme soit seul. Il faut que je lui fasse une aide assortie » Yahvé Dieu modela encore du sol toutes les bêtes sauvages et tous les oiseaux du ciel, et il les amena à l’homme pour voir comment celui-ci les appellerait : chacun devrait porter le nom que l’homme lui aurait donné. L’homme donna des noms à tous les bestiaux, aux oiseaux du cil et à toutes les bêtes sauvages, mais, pour un homme, il ne trouva pas l’aide qui lui fût assortie. Alors Yahvé Dieu fit tomber une torpeur sur l’homme, qui s’endormit. Il prit une de ses côtes et referma la chair à sa place. Puis, de la côte qu’il avait tirée de l’homme, Yahvé Dieu façonné une femme et l’amena à l’homme. Alors celui-ci s’écria : « Pour le coup, c’est l’os de mes os et la chair de ma chair ! Celle-ci sera appelée Femme, car elle fut tirée de l’homme, celle-ci ! » C’est pourquoi l’homme quitte son père et sa mère et s’attache à sa femme, et ils deviennent une seule chair. (2, 7, 18-25)

Il semble y avoir une contradiction. Comme si nous avions là deux récits différents, qui auraient été juxtaposés l’un avec l’autre, ou comme deux variations autour d’un même thème. Ou encore, comme si le premier chapitre nous proposait une vision globale, cosmique, de la Création, comme vue depuis le Ciel, et que le second, après avoir opéré comme zoom sur la terre, nous introduisait dans une vision disons plus anthropologique.

Entrons par cette porte, l’anthropologie. Car si les Écritures ont une signification spirituelle, qui dit la dimension spirituelle de la nature humaine, elles doivent avoir également un ancrage historique ou anthropologique, qui puisse la rattacher à une expérience concevable. Cette voie d’interprétation n’est certes pas canonique, mais elle nous permettra peut-être de saisir l’actualité brûlante d’un problème, quitte à être rectifiée plus tard, à la lumière de la sagesse divine, pour autant qu’elle veuille nous guider dans cette aventure.

En suivant cette voie anthropologique, nous dirons donc que, de même que Moïse est le nom d’un peuple, Adam est le nom, non point d’un peuple, mais d’une « souche ». La souche originelle de la première humanité. D’un point de vue physique, corporel, animal, certainement qu’il y avait des mâles et des femelles, qui devaient s’accoupler pour procréer et faire naître de nouveaux êtres humains : en effet, le commandement que l’homme avait reçu du Seigneur était de croître et de se multiplier, et ainsi de dominer la terre. Nous pouvons donc imaginer le premier homme non comme un seul être, mais comme une multitude, que l’on pourrait qualifier audacieusement de « meute primitive ». Seulement, tous ces êtres qui venaient au monde comme êtres humains, vivaient pour ainsi dire sans conscience de soi, et tous formaient un seul homme, un seul être, un seul esprit, en Adam. Adam n’est pas d’abord un corps animal doué d’une conscience ; il est d’abord un être spirituel, doué d’une sensibilité animale. Et de même qu’il n’y avait qu’une seule nature humaine, un seul être humain, il n’y avait qu’un seul esprit en Adam, et cette nature et cet esprit se distribuaient dans une multitude de corps, sans que les êtres particuliers aient conscience d’exister en tant qu’individus : ils existaient en tant que l’Homme, en tant que l’Être humain, comme un seul être et un seul corps, en Adam. Dans cet être spirituel, il y a bien des mâles et des femelles du point de vue du corps, et donc des distinctions biologiques, qui se caractérisent à travers différents individus ; mais du point de vue de l’esprit, il n’existe, primitivement, en cette première phase de création ou d’expérience, aucune distinction entre les sexes : mâle et femelle sont confondus en un seul être. Cependant, l’homme Adam n’est pas sans altérité. Et c’est cela sa profonde solitude, l’abîme d’ennui qui vient l’envahir parfois, quand dans un soupir au soir il contemple la perfection du monde créé. Alors Dieu voit et dit : « Il n’est pas bon que l’homme soit seul. » Et comme le vieil Adam ne trouvait pas cet Autre de son désir dans la compagnie des animaux que Dieu lui présentait pour voir comment il les nommerait, le Seigneur eu cette idée ingénieuse de créer la femme. Non pas le sexe biologique femelle, mais l’Épouse (Isha). Ainsi, dans le même temps, créa-t-il l’homme en tant qu’Époux, le père et la mère de l’humanité, et institua-t-il le mariage. Le Créateur, pour le bien de l’homme, a fondé la distinction anthropologique et spirituelle des sexes. Et Dieu créa l’altérité.

Lorsque l’on dit que la femme fut créée – par une opération mystérieuse du Saint Esprit – à partir de la côte de l’homme (ou de son côté), cela pourrait signifier simplement que la femme n’est pas une créature autre que l’homme, mais qu’elle est issue de lui : l’os de mes os, la chair de ma chair. Mais nous pourrions aussi voir là que la distinction des sexes et leur complémentarité, n’est pas le fruit d’une déviation perverse de la société ou d’un choix arbitraire des hommes en vue de la conservation du pouvoir, mais qu’elle est inscrite dans la nature même de l’homme, pour ainsi dire dans son code génétique, dès l’origine. L’altérité étant profondément inscrite dans le cœur de l’homme, il était donc nécessaire qu’à un moment ou à un autre elle émergeât. Et ce fut l’homme, et ce fut la femme, ce furent Adam et Eve, le commencement des êtres qui se distinguent d’autres êtres, qui prennent leur propre nom, qui fondent leur propre famille, d’où fleurissent, selon l’ordre de procession naturel des choses, des clans, des tribus, des peuples, et bientôt des personnes.

2

La naissance de la femme est donc l’émergence de l’altérité en l’Homme (Anthropos), ou plus exactement dans la conscience de l’homme. L’autre qui est comme soi, ou soi-même qui est comme un autre. Si l’on y réfléchit bien, n’est-ce pas là, au cœur du commencement de l’homme, comme enfouie par une opération mystérieuse du Créateur, pliée dans une allégorie, une image du mystère de la Sainte Trinité, de l’Altérité de Dieu, qui se manifeste dans les trois Personnes divines : le Père, le Fils et le Saint Esprit ; qui se manifeste dans la Création et dans toutes les œuvres de la Création, qui sont du Fils, en tant qu’il est le Verbe ou la Sagesse de Dieu ; qui se manifeste de manière à la fois plus éclatante et plus subtile dans Sa créature, par l’opération du Saint Esprit, au moment de l’Incarnation ? La totalité du mystère est en Dieu, mais la totalité du mystère est dans l’homme, et tout particulièrement dans cette relation on ne peut plus spéciale qu’il y a entre le Créateur et Sa créature, que l’on dit de sacrifice, et que l’on dit d’amour inconditionnel. Entre les deux, entre l’homme et Dieu, il y a l’immensité de la Création, que l’âme humaine ne cesse ce parcourir depuis la nuit des temps, à la recherche de son origine et de sa destination, qui les sépares, la créature et son Créateur, mais qui en même temps ne cesse de les réunir et de les rapprocher.

Nécessairement, de cette altérité devait naître la division ; du moins elle en était le terreau favorable. L’obéissance d’Adam était parfaite, tant qu’il n’avait pour modèle de conduite que l’image du Père qui était en lui, à la ressemblance de laquelle il devait s’appliquer. Mais l’obéissance de la femme, elle, nous pouvons le déduire des conditions de sa création, n’avait pas directement pour origine l’image du Père que contemplait Adam, mais indirectement, à travers l’obéissance même d’Adam, par imitation de sa conduite. Elle était donc, sur ce point, plus faible ou plus vulnérable que son père selon la chair, et son mari selon la loi de Dieu. Dès lors, il fut aisé au serpent de la séduire par ses discours, ses allusions et ses mensonges. Que lui dit-il en substance, qu’il ne pouvait pas dire à Adam tant cela lui aurait paru grotesque, sinon que les commandements auxquels ils obéissaient aveuglément, lui, en exécutant bêtement tout ce qu’il voit faire par Dieu, et elle, naïvement, en faisant tout ce que fait son mari ou ce qu’il lui dit de faire, étaient odieux : « Ils ne sont pas pour votre bien, siffle le serpent, ni pour votre épanouissement, mais au contraire pour vous maintenir en état de servitude. C’est un mensonge qu’il vous a dit, poursuit-il sans se démonter, manger du fruit de cet arbre ne vous fera pas mourir, mais vos yeux s’ouvriront, vous connaîtrez le bien et le mal, et alors vous serez comme des dieux. » (cf. Genèse, 3, 5.) Lui, le diable, le malin, le diviseur, qui sait de quoi il parle, nous dévoile en quelques mots un grand mystère de la Création, de ce que Dieu a voulu en créant le monde et l’homme : « Vos yeux s’ouvriront… » Satan fait comme si Dieu, notre Père, avait prévu de nous maintenir dans l’ignorance, afin, sans doute, de s’amuser avec nous quelques temps, comme avec des jouets, avant de se lasser et de passer à autre chose. « C’est comme ça qu’il fait à chaque fois », ajoute, malin, le serpent, en clignant de l’œil, comme s’il le connaissait bien, le Créateur, et qu’il savait d’avance comment l’histoire devait se terminer : le Déluge, première extermination massive dans l’histoire de l’humanité.

Vos yeux s’ouvriront… et alors vous deviendrez comme des dieux… Le diable dit vrai, quand il leur dévoile que leurs yeux sont fermés, et que le jour où ils s’ouvriront ils deviendront comme des dieux – car ils contempleront alors le visage de Dieu face à face. (Cependant que pour nous, mortels, nous ne pouvons nous approcher de Dieu sans mourir ; Moïse lui-même ne peut le contempler que de dos, en se couvrant le visage, et la plupart des prophètes n’en perçoivent que la voix dans un écho, ou la présence dans un songe…) Le diable dit vrai aussi, lorsqu’il leur dit que du jour où ils mangeront du fruit de l’arbre dont Dieu leur a dit de ne pas manger, leurs yeux s’ouvriront. Le diable fait comme cela, ses mensonges sont toujours enrobés de belles vérités, car on n’attrape pas les mouches avec du vinaigre. Mais il nous trompe en nous disant que, si le Seigneur ne veut pas que nous goûtions de ce fruit, c’est parce qu’il ne veut pas que nos yeux s’ouvrent et que, par l’esprit, nous nous fassions l’égal d’un dieu. N’est-ce pas l’impression qui se dégage parfois lorsque nous découvrons le texte de la Genèse : lorsque le Tout-Puissant expulse Adam et Eve du jardin et qu’il place un chérubin à son entrée, afin que l’homme ne s’empare pas du fruit de l’arbre de vie, « Voilà que l’homme est devenu comme l’un de nous, pour connaître le bien et le mal ! qu’il n’étende pas maintenant la main, ne cueille aussi de l’arbre de vie, n’en mange et ne vive pour toujours… » (Gn, 3, 22) ; ou encore, lors de l’édification de la tour de Babel (Gn, 11), de nouveau le Seigneur intervient pour disperser les hommes, en leur donnant de parler des langues différentes afin qu’ils ne se comprennent plus, et toujours pour le même motif : afin que l’orgueil de l’homme et la confiance en sa puissance ne le conduise pas à se faire l’égal d’un dieu. Et le malin, qui connaît l’Écriture sur le bout des doigts, ne manquerait de passages, dans l’Ancien et dans le Nouveau Testament, pour faire surgir devant nos yeux cette image d’un Dieu terrible, jaloux, colérique, vengeur, qui ne craint pas d’exterminer son peuple ni de le soumettre aux épreuves les plus rudes, qui le manipule, le trompe, le fait danser d’un pied sur l’autre, etc.

Mais il n’est pas dit que Dieu ne voulait pas que nos yeux s’ouvrent, au contraire, toute l’histoire est une histoire de Révélation, autrement dit : une histoire de nos yeux qui s’ouvrent, qui apprennent à contempler Dieu, d’abord dans ses œuvres, dans ses créatures, puis en esprit et en vérité. Les Écritures, en ce sens, comme l’écrit Maurice Zundel, peuvent être lues et comprises comme une « pédagogie », pour nous qui naissons les yeux fermés et les oreilles closes, et qui, à chaque nouvelle naissance, avec chaque nouvelle génération, devons réapprendre à les ouvrir, en récoltant là où d’autres ont semé. Nous apprenons, en grandissant, à nous connaître nous-mêmes, à comprendre et à aimer Dieu, et à choisir, comme notre Seigneur Jésus Christ lui-même a dû apprendre à le faire, le bien plutôt que le mal. Et pour apprendre à choisir le bien plutôt que le mal, pour apprendre à les discerner, il faut pouvoir être confronté à ce choix. Il faut que la désobéissance soit possible. Autrement dit : pour que la transgression d’un ordre soit possible, il faut que le sujet de la transgression dispose d’une certaine « faculté » de transgresser ; il faut, tout simplement, qu’il puisse ne pas obéir. Il était donc nécessaire, pour que l’homme apprît à choisir de vivre selon le bien plutôt que de vivre selon le mal, à vivre en Dieu, dans le sein de son Créateur, plutôt que sans Dieu, en exil dans les déserts du monde, qu’il fût confronté à un moment ou à un autre à la tentation, au risque d’y succomber, et qu’il y succombât. En un sens, il fallait qu’il désobéisse une première fois, sur un détail qui pourrait paraître insignifiant à première vue, voire incompréhensible, (et c’est vrai que la femme n’a pas compris, quand le serpent lui a révélé pourquoi le Seigneur avait interdit à son mari de manger du fruit de cet arbre en particulier, et c’est pourquoi ce fruit lui paru soudain si désirable et savoureux. Adam ne s’était pas posé la question : on lui avait dit de ne pas en manger et il n’en mangea point, jusqu’au jour où… ), pour que l’histoire commence, pour que soit écrite la première ligne de ce Chef d’Œuvre qui sanctifie la relation d’amour éternel entre l’homme et son Créateur : le Chef d’Œuvre de l’Incarnation.

3

Dieu voulait que nous yeux s’ouvrent et que nous Le connaissions, chacun d’entre nous, comme des créatures uniques, aimées de leur Créateur, comme des enfants le sont de leur père, que nous apprenions à L’aimer et à nous aimer les uns les autres, comme Lui-même nous aime, comme Il nous a aimé et comme il nous aimera toujours. Il n’y a peut-être pas de savoir plus essentiel pour notre salut que celui-là. Il est le plus simple en apparence, mais il est le plus exigent pour l’homme. Le fruit de l’arbre dont nous avons mangé (certains avancent que c’était un champignon hallucinogène, ou quelque plante de ce genre-là…), nous a ouvert les yeux, mais sur tout autre chose que sur l’immensité de la gloire de Dieu, dont le vieil Adam ne cessait de contempler l’image dans son esprit, et pas même sur la beauté de l’âme humaine, de sa nature spirituelle et de son origine divine ; mais en réalité, ce sont les portes de la mort qui s’ouvrirent, et c’est à travers ces portes que l’esprit de l’homme s’est engouffré, naïvement, sans prudence, pour ainsi dire sans conscience. Nous avons plongé dans l’abîme de la séparation de l’âme et du corps, qui est la mort à proprement parler, prenant le risque, non de la mort corporelle, qui est un processus biologique naturel dans lequel il n’y a aucun mal, mais de la seconde mort, celle de l’âme. Cela, bien sûr, le serpent le savait. Il voulait simplement dire, en disant qu’en mangeant du fruit de l’arbre nous ne mourrions pas, que nous n’allions pas mourir immédiatement, comme on pourrait mourir des suites d’un poison foudroyant. Mais c’est un détail, n’est-ce pas.

C’est par là que la mort s’introduit dans le monde et dans l’homme. L’homme ouvrit les yeux sur le monde de la matière dans lequel il vivait, sur son corps biologique et mortel, sur la misère de sa condition animale, telle qu’il l’éprouvait maintenant que sa conscience était allée s’enfermer, non pas dans la matière, mais dans la division de l’âme et du corps, qui fait que le corps appartient matériellement au royaume de la mort. Là où la mort, le diable, la division, exerce sur l’être son emprise mortelle. Les portes du Royaume furent fermées. Le Tout-Puissant, Seigneur des Armées, y plaça un chérubin pour les garder, et les hommes furent expulsés du Jardin des origines, où ils avaient vécu jusqu’ici en pleine liberté. Alors qu’ils n’avaient vécu jusqu’ici que dans dans le sein de Dieu, comme des enfants dans le sein de leur mère, dorénavant, ils allaient devoir apprendre à vivre dans un monde séparé de Dieu, eux-mêmes comme séparés de leur propre nature. Le Créateur, bien sûr, n’a pas laissé les choses dans cet état, puisque, par là même où il a péché, l’homme sera restauré.

Illustration : @David Gomes Del Rio

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