Et cueille ces roses qui n’en craindra pas les épines…

Et cueille ces roses qui n’en craindra pas les épines…

« Je suis venu jeter un feu sur la terre, et comme je voudrais qu’il fût allumé ! Je dois être baptisé d’un baptême, et qu’elle n’est pas mon angoisse jusqu’à ce qu’il soit consommé ! »

Évangile de Jésus-Christ selon Saint Luc, 12, 49-50.

1.

Dans quel monde cela deviendrait possible ? Nous partions d’une conjecture, qui ne devait rien à notre raisonnement ni à notre compréhension, mais qui était en quelque sorte une conjecture héritée, comme nous avons hérité de tant d’autres considérations relatives à notre temps et à notre monde, et dont nous ne sommes (jusqu’à un certain point) que des véhicules, des courroies de transmission. Nous partions de l’idée suivant laquelle le monde dans lequel nous vivions n’était pas le bon, voire qu’il était un monde mauvais, et qu’un autre monde nous attendait, au-delà ou de l’autre côté, un monde exempt des vicissitudes de ce monde-ci, où les hommes ne seraient pas les esclaves de leur travail et ne seraient pas obligés de se vendre pour se procurer leur pain, où les femmes enfanteraient sans douleur, où les enfant pourraient s’épanouir librement, etc.

Soit que nous jugions que c’est la Terre même qui est mauvaise, et nous cherchons un coin de paradis au-delà de la Terre, une Cité céleste dans l’outre-vie ; soit que nous jugions que la Terre est bonne (ou qu’elle n’est en elle-même ni bonne ni mauvaise) mais que c’est l’Homme qui est mauvais, et le monde est alors le monde des hommes, et c’est de ce monde-là dès lors qu’il s’agit de sortir ou qu’il s’agit de transformer.

Transformer le monde, c’est ce que nous faisons continuellement, en abeilles consciencieuses, souvent sans réaliser l’ouvrage auquel nous sommes affairés. Ce n’est pas plus mal, dans beaucoup de cas, que nous ne prenions pas conscience de ce que nous faisons. Ça nous évite certaines bêtises. Le problème vient souvent de ce que nous prenons conscience – de quelque chose. Non pas de ce que nous comprenons, mais de ce que nous imaginons comprendre. C’est dans ce sens que nous entendons le fruit de l’arbre de la connaissance : le négatif que recouvre le phénomène de la conscience ; la contradiction apparente que représente pour l’homme le passage à la compréhension de sa propre nature. Nous prenons conscience – et c’est alors que nous commençons à marcher à l’envers, à vouloir manipuler le temps, etc. Hélas, il est nécessaire que nous en passions par ce moment de contradiction. Il n’est plus question de nous demander ce que nous aurions fait si nous avions été à la place du vieil Adam : nous sommes, nous, nés le nez dedans. Il n’y a donc pour nous nulle autre alternative, qu’entre demeurer dans les ténèbres de l’ignorance et d’une vie vaincue, ou emprunter le chemin qui nous est proposé pour éclore de notre humanité à notre divinité.

2.

Bien que tout semble se donner, quand effectivement nous agissons sous les plus hauts commandements de l’amour, que c’est l’amour même qui semble agir et que nous sommes, nous, comme les spectateurs de ce qui se joue sur les claviers subtils de l’esprit, nous ne sommes pas toujours disposés, dans la vie de tous les jours, à recevoir ce qui se donne. Je me voilerais la face si je parlais autrement, si je ne m’incluais pas à ce nous souffrant que forme notre Église. Et bien sûr que tous les êtres, vivants et non-vivants, de la Création sont inclus dans ce nous, « sans acception des personnes », autrement dit des rôles et des personnages qu nous jouons et que nous voulons bien assumer dans notre formidable comédie humaine. Mais nous, nous qui ne sommes pas le Père et qui aspirons à entrer en communion avec le Fils, nous, nous ne pouvons pas inclure tout être indistinctement ; ce n’est pas un choix ou une détermination de la conscience, mais c’est comme un effet de la clarté, du passage à la clarté, qui opère en nous et autour de nous cette distinction nécessaire, entre ce qui est du Royaume et ce qui n’en est pas, ce qui le touche du doigt (ou se laisse toucher) et ce qui s’en éloigne, ce qui est de la lumière du savoir qui illumine la conscience et qui vient d’en haut, et ce qui est des ténèbres de l’ignorance et qui vient d’en bas. Et donc, également entre les êtres : sans qu’aucun ne soit exclu dans l’absolu, chacun se retrouve à sa place, dans sa juste distance. Et l’amour parcourt chacun de ces cercles, des plus proches aux plus éloignés, de même que la lumière passe par tous les chemins en même temps, en empruntant pour chaque cas le visage approprié, la forme qui convient. Elles peuvent être terribles parfois. N’oubliez pas que notre Dieu est aussi celui qui éprouve les âmes au feu de sa vérité, pour voir s’il en ressort de l’or ou du charbon.

Suis-je prêt à entrer dans ce monde (ou à en sortir) ‒ sommes-nous prêts, mes amis, à éclore au parfum de cette promesse à présent formulée, à la tenir pour nous-même et pour la vie, et à la tenir jusqu’au bout ? À entrer dans les orbes de l’Église et à dire « notre Église » comme nous avons appris à dire « Notre Père… » À renoncer à ce que nous croyions devoir être ce monde et notre vie en ce monde, qu’elle soit une vie pleinement illusoire, ou qu’elle soit une vie de renoncement aux illusions.

Nous sommes au bord, le regard sur l’horizon. L’abîme.

3.

Je ne vous dis pas les ombres qui se dressent sur le chemin, à chaque pas que je veux vers la Lumière. C’est à désespérer d’y croire. Mais c’est leur rôle, aux adversaires, de faire obstacle (scandale), de se jeter en travers ; et nous devons chacun remplir notre rôle, n’est-ce pas, et nous tenir à notre place – c’est bien ce qui avait été convenu ? ‒ Entre qui et qui, déjà ? ‒ Je ne m’en souviens plus. J’ai combattu (contre/avec) ces forces pendant des années. En moi, elles ont trouvé des formes nouvelles jusqu’alors inconnues, des champs de terreur magnifique, il faut le dire aussi, des puissances d’amour indomptables, qui s’affrontaient dans le désert, allez savoir pourquoi, des poudres d’escampette. Des passages dans le temps pour nous se sont ouverts, qui n’avaient pas été empruntés depuis des millénaires, non seulement des vertiges, mais aussi des longues routes par lesquelles nous sommes allés porter notre guerre jusques aux confins de l’univers, au pied du trône de Dieu, pour y éprouver les foudres de sa colère et les larmes de son pardon. C’est vrai que, vu d’ici, cela ressemble à un jeu. Mais nous ne sommes pas « vu d’ici », nous, nous sommes en bas, dans la poussière des combats, là où ça pleure, là où ça grince des dents. Voilà ce que pourrait être l’Achéron, ce gigantesque fleuve qui traverse l’Esprit et qui s’enracine profondément dans l’histoire, où les âmes sans nom et sans nombre des morts en souffrance se nourrissent de la substance des vivants, non pour ressusciter, mais pour grossir encore et encore. La moisson des âmes se fait dans les deux sens. Laissons les morts enterrer leurs morts, car notre Dieu est le Dieu des vivants, non des morts. « De plus, lit-on chez Saint Luc, entre vous et nous il y a toujours un grand abîme, afin que ceux qui voudraient passer d’ici vers vous ne le puissent, et qu’il soit impossible de passer de là-bas jusqu’à nous. » (16, 26)

4.

De même qu’aux Hébreux il fut demandé, aux temps douloureux des prophètes, de l’exil à Babylone, selon les paroles d’Isaïe, de préparer les voies pour la venue du Seigneur, un monde au milieu du monde des hommes qui soit propice à Son incarnation ; de même, il nous fut demandé de préparer les voies pour Son retour, un monde disposé pour accueillir, comme la lame à double tranchant d’un glaive, Son ordre et Sa justice. Qui voudrait croire que ce monde est précisément celui qui nous sommes en train de traverser, celui où nous sommes, où nous œuvrons, où nous nous aimons, souvent maladroitement, c’est vrai, où certains êtres mal avisés voudraient que nous nous sentions comme des esclaves, éternellement. Nous leur rions au nez, en chantant, comme les enfants : « Rira bien qui rira le dernier ». Qui voudrait croire que c’est précisément ce monde-là que nous avons à aimer, dans ses misères comme dans ses splendeurs, ce monde tel qu’il ne sera jamais ni plus parfait ni moins abîmé, qui ne sera jamais sans tristesse ni violence, qui sera toujours le refuge pour les démons les plus crapuleux de l’univers, mais qui ne sera jamais non plus sans amour et sans joie, et toujours le berceau pour le plus lumineux des êtres – tout se tient dans cette dissolution de la dualité. Le monde de l’homme, et le monde en l’homme.

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