C’était au temps des Gilets Jaunes

C’était au temps des Gilets Jaunes

« N’ai-je donc été bâti que pour parvenir à cette conclusion que toute ma construction n’est que du vent ? Est-ce que vraiment c’est là le but ? Je n’arrive pas à y croire. »

Fiodor DOSTOÏÈVSKI, Les Carnets du sous-sol.

Il y a au cœur du mouvement social, qui s’est soulevé il y a un peu plus d’une année maintenant et qui signait le retour de l’histoire dans la réalité de la lutte des classes, un élément incontrôlable et sans retour, certainement révolutionnaire, mais dont le modèle n’est pas la révolution capitaliste de 1789, car il n’y a pas une classe qui se destine et se prépare, consciemment ou inconsciemment, à prendre le pouvoir. De même que le prolétariat est universel, la classe capitaliste aussi est universelle. Les incendies de 1830, la Commune de 1870, les insurrections de 1930 ou les grèves sauvages de 1968 – tous ces événements, à la marge de l’histoire officielle, furent une préfiguration incomplète et contradictoire, de la fracture qui est en train de se dévoiler et que le développement de la crise ne fera qu’intensifier, non pas d’année en année, mais de jour en jour.

C’est le mouvement de fond de notre camarade la Vieille Taupe, dont parlait Karl Marx, qui creuse depuis près de deux siècles dans tous les souterrains de la conscience et qui, de temps à autre, montre le bout de son nez – et un peu plus que le bout de son nez. C’est le lent processus de notre histoire ancienne qui est en train, grâce à Dieu, de nous déposséder.

C’est un pressentiment que je partage ici, non une analyse politique. Je me refuse de jouer au jeu dangereux des prophètes, en essayant de prévoir quelle sera le signe ou la signification de la prochaine Trompette. Aucun de nous, pas même les anges, n’est en mesure de prévoir les temps qui ne sont pas advenus. Ce n’est donc pas un sentiment d’urgence qui m’anime. Dans l’urgence on s’empresse, sans savoir, de prêter son corps et de mêler sa voix à tous les épouvantails et faux-prophètes de notre malheur prochain. Les émotions et les désirs humains sont contagieux, dans le bien comme dans le mal. L’exercice du bien est le plus difficile.

Les conditions de vie sur la Terre, pour des raisons multiples, qui ne sont pas seulement la somme de nos péchés, deviennent, d’année en année, de saison en saison, de jour en jour, à mesure que la crise universelle progresse, de plus en plus difficiles. Nous n’allons pas tous traverser les temps qui adviennent de la même façon, ni orienter notre cœur dans la même direction. Les épreuves que nous traverserons demain dépendent déjà des résolutions que nous engageons dès ce jour et des cirques dérisoires dont nous nous abstiendrons.

La résolution primordiale est spirituelle. Elle est l’orientation effective de notre âme, de notre esprit et de notre cœur dans le présent de l’expérience où nous sommes plongés. C’est l’Arbre même qui fut planté par le Christ il y a deux mille ans sur le chemin de l’Homme. Certes, ce n’est pas encore à nous qu’il s’adressait, en ces temps où furent annoncés le Crépuscule et la longue Nuit de l’humanité. Notre modèle n’est peut-être pas celui d’une « révolution » ou d’une « guerre de classe » ; mais plus radicalement celui de l’Exode. Car l’Exode est précisément le mouvement par lequel le peuple de Dieu, renouvelant son Alliance avec son Créateur, se sauve lui-même de la décadence et de l’effondrement d’une civilisation, très sûre de sa puissance et qui se croyait immortelle. Il se sauve avec le soutient explicite de Dieu ! On ne va pas coller, pour le plaisir ou pour la gloire, aux désenchantements d’un siècle qui n’a plus de terre ni de lune, pas même une étoile lointaine à découvrir, et qui, plus que jamais dans toute l’histoire de l’humanité, rêve à des mondes qui n’existent pas : ce dont nous faisons la troublante expérience presque quotidiennement, lorsque le souffle de l’Esprit d’un instant de silence nous saisi, c’est du soutient explicite de Dieu.

Comme le peuple de Moïse traversant des déserts de mémoire aride, des terres sans vie, harassé par l’attente dans l’accomplissement d’une promesse, à chaque fois surpris par les miracles de la présence de Dieu, recherchant inlassablement le chemin vers les terres de nouveau habitables et possibles de leurs ancêtres ; nous avons nous aussi nos commandements, notre responsabilité dans cette Alliance, afin que son feu soit maintenu entre nous vivant, sur la Terre comme au Ciel. C’est la part humaine de notre divinité, que nous apprenons à exhausser en chaque souffle de notre vie, en chaque pulsation. Ces commandements nous sont inspirés par les anges, nos instructeurs, nos compagnons et nos guides dans l’Esprit, qui sont des manifestations pour notre conscience de la sagesse infinie de Dieu. Nous les comprenons et les appliquons comme nous pouvons, dans la mesure de ce que nous sommes. On ne nous en voudra jamais d’éprouver de la difficulté dans l’épreuve et dans la durée ; mais nous ne sommes pas pardonnables si nous nous lamentons sur notre misérable sort sans jamais rien faire pour briser les cycles d’enchaînement de nos mémoires brisées. Ce que les livres et notre expérience nous enseignent surtout, c’est que cette voie, en laquelle nous nous engageons pour la vie, n’a jamais été le chemin le plus facile.

Nous savons que de grands bouleversements adviennent, qu’ils sont en cours en ce moment même, et déjà depuis plusieurs années. Il n’est pas besoin d’être prophète ou voyant pour le comprendre. Ce que je crois, c’est que, derrière tous ces phénomènes, c’est l’Esprit même qui agit dans l’histoire, comme en beaucoup de nos prières, et qui suscite en retour les réactions inattendues de la Machine-monde. L’Esprit est en nous. Il demeure en nous et tout autour de nous. Mais ce n’est pas tous les jours, mes amis, qu’il se manifeste avec une telle force. Il se manifeste selon des signes que nous ne pouvons plus ignorer. Cela n’est pas commode à expliquer, mais cet agir spécifique de l’Esprit, que nous pouvons observer comme s’il se trouvait effectivement réalisé sous nos yeux, est la raison secrète de tous les phénomènes auxquels nous sommes confrontés mondialement et individuellement, et qui ne se seraient pas produits en temps normal. Cette énergie passe à travers moi comme elle passe à travers tous ceux qui se retrouvent avec moi dans cette prière, dans le mouvement de cette vague ou de cette onde de choc, sur la Terre comme dans l’Esprit. Il en a toujours été ainsi, à chaque temps de moisson dans l’histoire.

C’est une expérience d’amour. C’est l’expérience de cette puissance d’amour, qui est vie, qui est profusion du cœur de notre cœur, qui nous relie à notre créateur, à notre Père qui est dans les Cieux – mon Père et votre Père – comme à une vibration fondamentale, une émotion de l’être au-delà de toute parole, de toute pensée. Nous faisons cette expérience dans le silence et dans le secret de nos cœurs, comme, dans la chambre nuptiale, la Fiancée s’apprête à recevoir l’Époux. C’est cette vibration qui nous réunit, qui nous rend présents l’un à l’autre, lorsque nous nous rassemblons et que nous communions dans le cercle illuminé de notre prière, et que notre chœur se mêle au chœur des anges.

Depuis de nombreuses années, comme pris dans la nasse d’un même mouvement, nous sommes de plus en plus nombreux à nous éveiller, à tourner nos regards et nos cœurs dans la même direction. Nous n’avons pas besoin pour cela de nous concerter, car c’est la Vérité même qui nous conduit depuis le bouillonnement profond de nos entrailles. Nous sommes de plus en plus nombreux à nous souvenir de Dieu et de l’ancienne Alliance de l’Homme. C’est aussi à cela que nous assistons un peu partout sur la Terre.

Soyez bénis, ô vous qui vous retrouvez avec moi dans le souffle de cette prière. Que vos efforts et vos mérites soient récompensés, car vous avez été patients et persévérants. Nous pouvons choisir de ne plus nous rassembler, de renoncer à notre expérience et à notre prière, comme nous aurions pu faire le choix, hier, de ne pas ouvrir notre cœur ; et sans doute, plus d’une fois, plus d’un d’entre nous aura été tenté de renoncer, trouvant le chemin trop difficile ou le fardeau trop lourd, en se disant qu’il aurait été mille fois préférable pour lui de demeurer ignorant, dans l’insouciance du bien et du mal. Moi-même je me sens comme le dernier des hommes, si je considère le temps qu’il m’aura fallu pour rejoindre ma juste place au milieu de vous.

Nous œuvrons ensemble en conscience. Cette expérience prend pour chacun d’entre nous des formes qui sont plus affirmées, des couleurs plus lumineuses et chatoyantes. À chacun d’entre nous, il aura fallu traverser les déserts interminables de ses illusions et de ses désenchantements, remettre quelques pendules à l’heure, avant de s’aligner exactement sur la bonne fréquence, au diapason de sa vibration primordiale. Nous en aurons des histoires à nous raconter, lorsque nous nous retrouverons, demain ou dans un siècle, autour de notre feu nouveau. Je sais que nous œuvrons ensemble. Je le sais d’une certitude dont je ne peux apporter ni la preuve ni la confirmation ; qui demeure en nous comme une question, que nous ne sommes pas certains de savoir poser, mais qui grandit jour après jour, comme l’astre de notre foi. C’est cela, cette certitude, cette foi, que nous devons maintenir en nous-mêmes et entre nous, afin de lui permettre de continuer à grandir. C’est, pour l’heure, notre seul commandement, dont le reste découle. C’est à peu près tout ce qu’on nous demande. C’est ce que l’on attend de nous.

*

Les jours s’allongent sensiblement. Nous ne sommes pas encore au Printemps, mais je sens déjà dans le fond de l’air comme un parfum de renouveau. Peut-être avons-nous cru que les phénomènes de particulière intensité, que nous avons tout à la fois observés et éprouvés au passage du Solstice d’Hiver, pouvaient d’ors-et-déjà se compter comme de l’histoire ancienne et que tout incident était clos ; mais nous ne pouvons pas en même temps nous départir de cette conscience claire, que l’expérience dans laquelle nous sommes entrés n’en est qu’à ses commencements, même si nous ne savons pas comment la définir exactement.

Nous nous sommes engouffrés dans cette brèche, qui s’est ouverte sous nos pieds quelques jours avant l’hiver – même si nous ne nous y sommes pas tous engouffrés de la même manière. D’ailleurs, il est possible que certains d’entre nous soient demeurés et demeurent encore comme au bord du gouffre à mesurer les risques encourus ; cependant que d’autres s’enfoncent hasardeusement dans le lit de ténèbres, qu’ils n’avaient encore jamais perçues aussi distinctement, où leurs repères, au demeurant si fiables, les mettent en défaut à chaque pas qu’ils font, dans l’espérance d’une lumière qu’ils cherchent encore et qu’ils croient toujours trouvée.

Aujourd’hui et demain seront des jours de deuil.

Nous avons été avertis de longue date des épreuves qui nous attendaient sur ce chemin que nous avons choisi de suivre, nous savions qu’elle était annoncée par toutes les sagesses comme la voie étroite et difficile, la plupart du temps incompréhensible, et que nous devions nous accrocher, tenir bon et tenir bon jusqu’au bout, veiller nuit et jour, demeurer vigilant dans les grandes comme dans les petites choses, car on ne sait jamais l’heure à laquelle le Fils de l’Homme vient nous visiter.

Parce que nos désirs suscitent des tentations étroites et démesurées et que nous devons traverser nos désirs si nous voulons nous délivrer de nos tentations ; mais surtout parce que le dévoilement de la négativité de la crise ne cessera de s’aggraver à mesure que nous progresserons dans la lumière, il ne sera pas toujours facile et glorieux de marcher contre les vents de l’haleine des foules, de résister au mimétisme des mécanismes de compensation totalitaire qui s’arc-boutent sous la pression et face au désarroi que l’on subit. Même ceux qui marchent objectivement vers la Lumière, vers la Sagesse ou la Vérité, sont encore loin de partager universellement l’expérience qui les guides ou les fruits de leurs compréhensions.

Vous me direz que c’est un point de vue, une façon audacieuse et mystique de relier entre eux, par analogie, des faits, des mythes et des intuitions, comme en une poésie, mais que rien ne le démontre dans la réalité. Moi-même je ne confonds pas les questions que je me pose avec des vérités stables, éternelles et indiscutables. J’admets, comme un a priori méthodologique, qu’en m’aventurant dans ce domaine, j’en suis parfois amené à dire ou à écrire beaucoup de bêtises ; et souvent je me suis trompé, j’ai mal vu ou je n’ai rien vu du tout, ou j’ai compris de travers ; ou encore je poursuivais le fil tordu de mes illusions en me demandant s’il n’était pas possible que… Je me suis caché des choses, sans doute essayais-je de vous en cacher à vous aussi, plus d’une fois je me suis voilé la face. Et je prie chaque jour afin d’être guidé vers une compréhension plus juste et que mes erreurs en soient corrigées.

Au moment où nous sommes parvenus – et nous ne savons dire exactement quel est ce moment – ce que valent notre opinion et notre point de vue sur la réalité de ce qui advient, est sans importance. Il n’y a pas non plus à attendre de recevoir une confirmation ou une validation, qui viendrait d’on ne sait où, pour nous engager librement dans la pensée, la parole ou l’action qui nous semble la plus juste. Sur les charbons de la question ardente, au moment même où elle se pose. Le sentiment de justice ou de justesse qui nous guide et doit nous guider, ne se produit pas en référence à quelque chose de connu, mais comme expérience d’un monde nouveau, où nous ne savons pas ce que nous allons faire ni pour quel résultat, mais où spontanément ne faisons ce qui semble devoir être fait.

C’est cela qui se produit, imperceptiblement, mais que nous observons la plupart du temps sans comprendre ni réaliser qu’il s’agit justement de cela.

Je n’aurais pas de meilleure réponse à vous apporter que n’importe lequel d’entre nous, je ne me propose pas non plus comme exemple. Je partage avec vous la compréhension d’une expérience, qui est en même temps une expérience de compréhension : cela qui se produit, cela qui advient et que je découvre, pour ainsi dire, en même temps que vous. Ce que je peux dire, sur la base de ma propre expérience, c’est que, si la question se pose, de savoir s’il se passe ou non quelque chose, où quelque chose de notre histoire serait en train de se jouer, et si elle se pose avec une telle intensité et une telle évidence, c’est que le temps des réponses advient. Même si nous ne savons pas dire exactement quelle était la question.

Hiver 2019-2020

Leave a Reply

Your email address will not be published. Required fields are marked *