Mouvoir l’Achéron

Mouvoir l’Achéron

« Il faut une foi vive pour ne pas les juger. »

François Goddet, Correspondances électroniques, Mars 2022.

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On ne fait pas de guerre sans marcher sur des os.

Il est toujours et nécessairement dangereux pour la pensée de se confronter à l’histoire. Les plus grands esprits, nous dit-on pour nous mettre en garde, ont succombé aux sirènes noires du fascisme… La liste serait longue comme les bras qui se brandirent dans la direction du Führer. Comme quoi l’intelligence, ou plus exactement le degré de culture, de civilisation, ne prémunit pas nécessairement l’esprit contre les pires aveuglements. Nos convictions, nos pensées, nos théories, toutes nos formidables fabrications mentales, immenses palais de nos vertus, forteresses pour la conscience, nos maisons et nos lieux d’aisance, que nous érigeons sur du sable et qui ne sont debout que pour autant que la terre ne tremble pas – tout cela ne vaut rien, tout cela ne tient pas. Notre volonté est aussi inconstante que notre cœur est ignorant. Et nous aurions pu, c’est vrai, continuer comme ça encore longtemps. Il y avait quelque chose de rassurant, d’exaltant même, dans cet ordre paranoïaque de notre fausse conscience, qui nous encadrait mieux qu’aucune Église n’aurait su le faire. Nous pouvions nous y mouvoir à loisir, plus ou moins librement, nous ne prenions pas trop de risques, à vouloir nous positionner dans un sens ou dans un autre. Il y avait le Bien et il y avait le Mal, les lignes de démarcations étaient claires, elles avaient été consciencieusement tracées et nous n’avions plus qu’à les suivre, docilement, religieusement, sans trop nous poser de question, de savoir le comment du pourquoi. D’ailleurs, il y avait des questions que nous n’avions pas le droit de poser, des vérités officielles, des mythes obligatoires, auxquels il fallait croire, ne jamais entacher de soupçon, même en son for intérieur, sous peine de franchir les lignes infranchissables et de basculer du côté des heures sombres, où se massent en nombre les ennemis irréductibles de la République. Il était alors très facile de savoir dans quel camp nous devions nous situer : il suffisait que nous ne franchissions pas la ligne, même en pensée, que nous n’ayons « rien à voir avec ces gens-là ». Nous pouvions même les mépriser, les exclure du champ de l’humanité, parce qu’ils étaient « le camp du Mal », cependant que nous étions, intrinsèquement, « le camp du Bien ». Et nous allions jusque là, sans même nous en rendre compte, en psalmodiant la litanie inverse de nos valeurs opposées; toute notre éducation, volontairement ou non (mais il faut se garder de prêter trop d’inconscience à nos maîtres – vertu effective du complotisme) fut conduite en sorte que nous puissions aller jusque là, et qu’effectivement nous y allions. Non pas en nous plaçant dans la capacité morale ou spirituelle de choisir d’aller jusque là, ou de choisir d’aller par une autre voie ; mais en nous plaçant dans l’incapacité systématique non seulement de choisir, mais surtout de résister au mouvement spirituel des masses qui traversent la société et qui, périodiquement, à certains points de bascule, sur certaines lignes de crête, emportent l’histoire dans un sens ou dans un autre…

Le XXe siècle fut « l’ère des foules » ou « l’ère des masses ». L’histoire devenait l’histoire de masses, indistinctes, indifférenciées, plus ou moins fluides. Masses humaines en mouvement et en opposition les unes vis-à-vis des autres, dont le contrôle fut, pour les maîtres de ce monde, un enjeu crucial, sinon le seul véritable enjeu. Il s’agît de maîtriser des « flux de populations », d’exploiter le plus efficacement possible l’énergie que des milliards de bras et de cerveaux pouvaient déployer ; d’orienter, de conduire, de diriger ces masses dans le sens d’un « projet de civilisation », comme jadis les hommes construisirent d’immenses dispositifs, de monstrueuses machines, pour faire sortir certains fleuves de leur lit et les diriger vers des plaines que les pluies oubliaient périodiquement d’arroser, parce qu’il fallait nourrir des hommes de plus en plus nombreux et des dieux de plus en plus affamés. Et l’on craignait toujours que le dispositif ne tînt pas sous la pression du fleuve, sous la pression des masses. Il fallait donc veiller par-dessus tout à ce que ni le dispositif s’effondrât, ni le fleuve débordât…

Lorsque nous sommes pris dans une masse, dans un courant (et il n’y a pas besoin d’être effectivement rassemblés en grand nombre au même endroit pour former une « masse », ou un « égrégore » comme on dit dans les milieux néo-mystiques) on ne discerne pas d’abord que nous sommes pris dans une telle nasse. On commence à le soupçonner au voisinage de masses hétérogènes, par percevoir un jeu possible entre des mouvements opposés ou contraires : on commencera par les trouver étranges, incohérents, désordonnés, faux, pour autant qu’ils entrent en dissonance avec nos propres mouvements intérieurs ; mais ils rendront bientôt sensible, par leur manifestation, que l’on s’inscrit soi-même dans un ordre déterminé qui, négativement, par opposition, différenciation, acquiert là forme et contenu. C’est peut-être aussi un phénomène courant, dans le cycle des générations, que l’esprit réalise, en vieillissant, qu’il a passé sa jeunesse comme ça, comme pris dans une masse ou dans un « courant de pensée », où il pouvait croire que ses opinions, ses jugements lui appartenaient, alors qu’ils ne lui appartenaient pas vraiment. Ils étaient, comme on dit, dans l’air du temps, comme l’air que l’on respire, ou comme des fréquences que l’on capte sur son autoradio.

Ce n’est pas rien, vous le savez, de produire quelque chose, par soi-même, de se mettre au travail avec sa matière et avec son esprit… Ce n’est pas rien de produire, et de produire de la pensée, « accoucher de son esprit », comme aurait dit le vieil emmerdeur sur l’agora…

Revenons à nos masses, à ces courants qui nous emportent, aveugles, sans discernement. Ce sont de tels mouvements massifs qui ont déterminé l’équilibre précaire, ou le déséquilibre, du XXe siècle. Des masses en mouvement qui se sont constituées en amas gigantesques de puissance, prenant conscience d’elles-mêmes et qui se sont jetées les unes contre les autres comme des fauves que l’on n’aurait pas encore apprivoisé, comme des bêtes encore sauvages mais longtemps captives, que l’on viendrait tout juste de libérer. Les partis totalitaires qui se sont greffés sur ces masses, pour en exploiter vampiriquement la substantifique moëlle, en réalité ne se sont pas greffés, ils ont émergés de ces masses comme la forme de régime la plus adéquate à leur « volonté » (bien qu’il soit toujours impropre de parler de « volonté » pour qualifier le mouvement d’une masse, énergétique ou spirituelle, à son état de masse). Non seulement les trois régimes totalitaires historiques – qui ont donné le ton du siècle et d’un certain devenir de la civilisation occidentale – mais tout aussi bien l’Empire libéral qui leur a succédé et qui s’est imposé, en moins d’un demi-siècle, comme le premier empire global planétaire de l’histoire mondiale.

Sans doute qu’il y a un siècle comme aujourd’hui, l’on s’étonnait de voir ces horribles masses se mettre en mouvement et se jeter hargneusement les unes contre les autres, sans que l’on sache discerner « de quel côté se trouvent les bons et les méchants », comme le regrettera le chanteur. Et plus que de s’étonner, se sentir inquiet, voire terrifié, de voir ses parents, ses amis, ses proches, ceux que l’on croyait connaître le mieux ou soupçonner le moins, se laisser emporter par le même courant qui les emporte tous, dans un sens ou dans l’autre, en hurlant PARCE QUE C’EST NOTRE PROJET. De réaliser même, non sans effroi, que l’on est soi-même pris dans le courant de ces masses monstrueuses, indifférenciées, qui nous submergent de part en part. Que l’on est emporté avec les autres, sans plus de conscience ni de discernement. Que l’on se retrouve malgré soi comme écartelé au point précis des lignes de démarcation décisives que l’histoire et les hommes sont en train de tracer, sans savoir dans quel fleuve il serait plus sage ou plus juste de se jeter. De réaliser comme cela est facile et se fait tout seul, sans qu’il nous soit demandé, à nous qui sommes la matière même de ces masses, beaucoup d’effort. Et combien il est difficile de résister à la pression, au climat spirituel qu’elles imposent et qui finit tôt ou tard par se matérialiser, et même de s’accrocher à une branche pour ralentir la chute ou se donner l’espérance d’une extraction possible. Ce n’est même pas une question d’intelligence, d’avoir des principes ou je ne sais quoi. Tout ça, c’est du vent et de la poussière de vent. Des jeux d’enfants, quand la rivière est calme et qu’on ne prend pas trop de risques à nager contre le courant… On peut même se permettre de frimer un peu, pour séduire les jolis garçons ou les jolies filles… Mais lorsqu’il y a du remous, quand un siphon se forme quelque part, ou que l’on s’est trop longtemps laissé dériver et que le courant nous emporte inexorablement vers une chute, un gouffre, quand il devient vital de savoir nager à l’envers, c’est une autre affaire. « Après tout, pourquoi ne pas se laisser emporter, à quoi bon résister, si le courant est plus fort que nous… Après tout, à quoi bon, est-ce que nous ne finissons pas tous au même endroit… », se disent les âmes fatiguées de s’accrocher à des branches qui ne donnent pas de fruits, de nourrir en eux des espérances qui ne se réalisent jamais (et c’est vrai qu’il n’y a pas pire poison que cette sorte d’espérance. – Au contraire, le Christ nous dit-il : « soyez pleinement ce que vous êtes, là où vous êtes »). On en voit d’autres, ce sont peut-être les plus loufoques, qui sont pleins d’eux-mêmes et qui déclament à ceux qui voudraient les entendre (ou qui ne le voudraient pas), que « Jamais ! vous m’entendez bien, jamais ! je ne me laisserai emporter… » et qui se laissent emporter quand même, toujours avec la même arrogance, bien sûr, la même suffisance de soi, la même bonne conscience, bien propre et bien parfumée.

Quant à ceux qui s’accrochent aux branches ou à d’improbables rochers, qui prennent le risque de nager à l’envers, de contrer le courant pour se rapprocher de l’une ou de l’autre rive, ce sont des âmes héroïques, c’est évident. Il faut plus que du cran et plus que du courage pour résister, pour s’opposer au mouvement inconscient des masses, pour prendre conscience justement, c’est-à-dire prendre prise sur la réalité, sur le mouvement réel de sa propre histoire, de sa vie et de sa pensée. Du corps et un ancrage, un enracinement, dans la terre et dans le ciel. Oui, ils sont héroïques ces êtres qui s’accrochent, qui se débattent ou qui combattent, et nous savons, nous, qu’ils sont héroïques et qu’ils seront célébrés demain, ceux qui auront tenu jusqu’au bout, comme les nouveaux rois et les nouveaux saints de l’humanité, comme des héros de sagesse ou des maîtres victorieux. Mais quelle image croyez-vous qu’ils donnent à ceux qui se laissent emporter, par faiblesse ou par lassitude, par ignorance ou par vanité ? Certes pas une image de héros glorieux que l’on pourrait éprouver le désir d’imiter ; quel être raisonnable aurait éprouvé le désir profond de suivre à la lettre le cheminement du Christ, après que ce chemin eût révélé qu’il conduisait sur la Croix ? Il fallait être fou, inconscient, irresponsable, dangereux. C’est bien ainsi que nous apparaissons, nous qui résistons comme nous pouvons, qui nous accrochons aux branches en singes dérisoires, sans que nous sachions combien de temps il nous faudra tenir, si nous serons capables de tenir jusqu’au bout, si nous finirons bien par en sortir, si nous avons encore suffisamment de ressources pour ça, ou si au contraire la branche ne va pas finir par casser et, nous, par nous laisser emporter… C’est bien ainsi que nous sommes, dans les apparences, des squelettes momentanément suspendus qui gesticulent, de bien frêles carcasses travaillées par la houle, par le courant des foules. Pas de quoi susciter l’espérance. D’autant que nous avons conscience de notre condition, d’être pris dans la masse des eaux du fleuve, de n’en être pas sortis et que, aussi fort que nous nous accrochions, il reste toujours une probabilité à peu près certaine pour que nous finissions nous aussi par « lâcher prise ». Je trouve d’ailleurs qu’il y a plus d’honnêteté morale chez celui qui sait, qui a conscience qu’il ne sait pas dans quel camp il se retrouvera quand il sera question de « choisir son camp », s’il est en capacité ni même s’il éprouve la volonté de choisir pour lui-même un camp plutôt qu’un autre, s’il ne se contentera pas finalement de se laisser emporter comme les hommes se sont toujours laissé emportés ; que chez celui qui par principe et indubitablement se croit sauvé, dans le bon camp ou dans le camp des bons, dans un courant de bonne conscience inaltérable. Peut-être parce que la pensée à toujours plus de prise sur un esprit qui doute, ou parce que le premier sera naturellement plus prudent que l’autre ?

Moi-même, est-ce que je ne suis pas pris dans la nasse d’un courant, d’une masse, qui informe ma conscience, dirige ma volonté, m’aveugle et se joue de mes aveuglements ; toute mon « intelligence », ma « lucidité » ne sont-elles pas en train de m’entraîner, malgré moi et contre ma volonté et ma conscience (que nous voulons toujours propre, impeccable) à « embrasser les pires extrémités » ? Est-ce que je m’oppose à la dictature qui s’installe, est-ce que j’y consens, ou pire ! est-ce que je l’appelle de mes vœux ? – Je vous répondrai, à moitié pour plaisanter, que ça dépend de quelle dictature on parle…

Hiver 2022

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