Apparition des Grands Hommes

Apparition des Grands Hommes

« Seuls sont doués d’intelligence ceux qui ont pris conscience de cet Esprit et savent se guider d’après lui. Ce sont eux les grands hommes d’un peuple, ceux qui le conduisent selon l’esprit général. Les individualités n’ont pas de place sur la scène historique. Nous ne prêtons attention qu’à celles qui ont su concrétiser le vouloir de l’Esprit du peuple. La considération philosophique de l’histoire universelle devra écarter des formules du genre : tel État n’aurait pas péri s’il y avait eu un homme qui… Les individus s’évanouissent devant la généralité substantielle. C’est elle qui fait apparaître les individus dont elle a besoin pour atteindre ses buts. Les individus ne sauraient faire entrave à l’accomplissement de ce qui doit s’accomplir. »

G. F. W. Hegel, La Raison dans l’histoire.

*

Je vais commencer par énoncer une « loi générale » que je propose à l’observation : à chaque franchissement de seuil apparaissent des médiations ou des personnages nouveaux, qui portent en quelque sorte la charge de l’histoire et indiquent, pour ceux qui ont des oreilles pour voir, le sens dans lequel le vent est en train de tourner. C’est parmi ces personnages que l’Esprit sélectionne ses « Grands Hommes ». On peut l’observer même à l’intérieur du cirque médiatique. C’est ainsi que nous pouvons analyser, par exemple, la crevaison d’écran du professeur Didier Raoult à l’occasion de cette « crise sanitaire », et, à sa suite, tous les combattants qui s’inscrivirent dans le sillage ouvert par le grand homme ; dans une moindre mesure, relativement à la couverture médiatique, mais dans un engagement autrement plus affirmé, nous évoquerons la figure du docteur Louis Fouché, parti depuis un an dans une croisade « pour la vie », et qui est une démonstration vivante de ce que pourrait signifier l’idée de se laisser transformer par l’histoire. Un peu plus tôt, au moment du soulèvement des Gilets Jaunes, le public découvrit le nom et les idées d’Étienne Chouard, avant que celui-ci ne se fasse piéger sur Le Média par une question concernant sa croyance personnelle en l’existence des chambres à gaz – mais à sa suite d’autres s’étaient déjà engouffrés. Mais à mon sens, la dernière grosse percée qui eut lieu, la catastrophe la plus décisive de ces vingt dernières années, autrement dit l’un des personnages historiques les plus importants, la figure centrale, révélatrice de cette crise profonde (j’allais écrire épaisse) qui nous traverse et que nous traversons – fut l’humoriste Dieudonné. Et c’est bien, si j’ose dire, une marque caractéristique de l’esprit français, son ironie, que d’avoir fait d’un troubadour, « pèlerin de la farce et du bon mot », un personnage de premier plan. Cette affaire commença au mois de Décembre de l’an de grâce 2002, à l’occasion d’un malheureux sketch exécuté en direct dans une émission de télévision, où l’humoriste campait le rôle d’un colon israélien, évoquant au passage la mainmise en France d’un certain lobby sur un certain secteur médiatico-culturel. ; elle culmina en 2014, sous le gouvernement Valls-Hollande, lorsque l’humoriste Dieudonné et l’intellectuel Alain Soral furent désignés comme « les ennemis prioritaires de la République ». Je me souviendrai longtemps de ce temps béni comme celui d’un rêve qui avait un nom, et ce rêve était celui de la Révolution de la quenelle. Je ne sais pas s’il n’y a qu’en France que l’on peut voir cela (on ne manque pas de fantaisie en général sur la Terre), mais nous vivions vraiment là comme dans une caricature de film français, dans lequel le Ministre de l’Intérieur serait joué par Louis de Funès et le Président de la République par Paul Préboist.

Il y a comme une relation d’engendrement qui tient unis dans un même phénomène l’apparition de Dieudonné (et Dieudonné est ici le nom d’une multitude, d’un peuple) et le surgissement des Gilets Jaunes, 15 ans plus tard. Nous pourrions dire de ce mouvement, qui surgit le 17 Novembre 2018 et qui fit trembler tous les pouvoirs au mois de Décembre, qu’il était une révolution de la quenelle en acte – plus précisément, en son premier acte (ou sa première vague). D’ailleurs, nos élites ne s’y sont pas trompées, en décelant dès le premier jour le noyau antisémite qui faisait l’ADN de ce mouvement, en alarmant les citoyens raisonnablement en colère contre une problématique « quenellisation des esprits ». Dans les années futures, l’on s’interrogera vivement sur la quenelle : était-ce un mythe ? s’agissait il réellement d’un « salut nazi inversé » ou bien d’un « geste antisystème », ou encore, comme le confessait l’auteur lui-même, une humble imitation de la geste du Christ ? Peut-être se trouvera-t-il des ardents défenseurs de la thèse de la « Sainte Quenelle »… Mais revenons les pieds sur terre. À l’heure des Gilets Jaunes, le « moment Dieudonné » était déjà passé, l’histoire était plus loin, dans le sérieux des choses. Et dans le sérieux des choses, on ne se tient pas sur une fulgurance ou sur une minute de prestige, on se bat, dans le silence, sur la durée.

Il y a également une relation d’engendrement qui tient unis dans un même phénomène le soulèvement des Gilets Jaunes et la dictature sanitaire, qui s’est installée durablement maintenant, comme une réponse du berger à la bergère. Mais il ne faut pas comprendre que la dictature est un effet dont les Gilets Jaunes seraient la cause ; il faut comprendre que ce dont le soulèvement populaire de 2018 fut un effet, est également la cause de la réaction épidémique du Système. Réaction qui dévoile à la fois la véritable nature du procès démocratique mondial, à la fois, peut-être, sa limite historique, son seuil d’impossibilité et de radicalité. Ni Dieudonné, ni les Gilets Jaunes, ni la dictature sanitaire ne sont considérés ici comme des causes. Ce sont des marqueurs, des signaux, des symptômes plus ou moins visibles. Certains sont tels qu’on ne peut les ignorer.

Nous ne pouvons pas prévoir quand ni sous quelle forme se produira le prochain acte ou la prochaine vague de surgissement, mais cela semble inéluctable. Cela se produira sans doute, comme en Novembre 2018, d’une étincelle allumée au bon endroit, comme à l’improviste, comme un accident de l’histoire – et les affrontements seront autrement plus violents qu’ils ne l’ont été jusqu’ici. Pour cela aussi nous devons nous préparer. Pas nécessairement en faisant de la musculation ou des sports de combat, mais en se laissant plier dans le sens de l’histoire – et l’on ne sait jamais vraiment dans quel sens l’histoire nous plie.

Quels seront les prochains grands hommes ? Non pas ceux qui laisseront leur trace dans un futur lointain (le temps fera le tri), mais ceux qui incarneront demain, au plus proche de nous, le prochain pas décisif. Nous pouvons anticiper que le prochain surgissement, à sa base comme dans ses figures, sera populaire. On pourrait rejoindre le marxisme en disant qu’il y a un « mouvement prolétaire » qui prend forme à travers le mouvement de l’histoire au point de pouvoir en incarner le devenir. Ce mouvement est sans doute différent aujourd’hui de ce qu’il était au temps de Marx. L’intégration massive du prolétariat par la bourgeoisie capitaliste, à travers le mirage temporaire des « classes moyennes », a rendu possible les conditions d’une révolution culturelle. L’une de ces conditions fut, bien sûr, un accès de plus en plus massif des différentes catégories de la population mondiale, même pour les plus pauvres ou les plus défavorisées, non pas exactement à la culture, mais à l’information. Phénomène sans précédent dans toute l’histoire connue de l’humanité. On dira que le corollaire immédiat de cette massification, ou démocratisation comme ils disent, fut un effondrement généralisé du niveau de culture et d’instruction, en particulier au sein des peuples occidentaux (peut-être pas au même degré chez tous les peuples), que l’on traduit parfois comme un effondrement du quotient intellectuel moyen. Que l’abrutissement des masses, leur divertissement ininterrompu, demeure le système d’exploitation la plus élaboré et le plus abouti de l’histoire (encore une fois de l’histoire connue). Raison pour laquelle la démocratie est devenue la forme totalitaire dominante, celle qui réalise pour la première fois et dans un temps très court, l’unité planétaire, dans une enclosure décisive de l’histoire universelle.

Mais l’effondrement généralisé que l’on constate, que l’on ressasse même, n’est pas tant celui du peuple ou des classes populaires, qui, elles, n’ont jamais eu autant accès à l’information, que celui des élites bourgeoises, de la classe capitaliste en général, la nouvelle féodalité financière ; mais aussi des vieilles institutions du savoir et de la connaissance, à commencer par L’École et l’Université, jusques aux plus hautes institutions de la culture qui firent autrefois, hélas, le prestige de notre civilisation. La Bourgeoisie fut une classe d’excellence dans sa constitution et dans sa conquête du pouvoir, c’est pourquoi Marx la qualifia de « classe révolutionnaire » ; mais dans sa phase de décadence, nous sommes parvenus en un point où les « élites », après une lente désagrégation de leur intelligence, génération après génération, se sont progressivement dessaisies de l’instrument de la connaissance. Selon ma modeste expérience, il n’y a plus noblesse ni fierté aujourd’hui, en tous cas en France, à avoir réalisé une partie de son parcours à l’Université. C’était peut-être un peu moins vrai il y a cinquante ans…

Si la connaissance n’est plus, pour la caste parasitaire, un levier de pouvoir, si, par arrogance, elle n’estime plus avoir le besoin de se cultiver et donc se dessaisit de la connaissance fondamentale – et c’est effectivement ce à quoi nous assistons – cela signifie que l’espace de la relation – elle aussi fondamentale – entre savoir et pouvoir se trouve de nouveau disponible. Disponible pour une nouvelle classe qui, en se l’appropriant, renverserait le vieux régime de la République ? C’est une hypothèse que nous pouvons formuler. Mais c’est surtout, me semble-t-il, l’arrière-garde réactionnaire de la vieille bourgeoisie, ce qu’il y a de plus contre-révolutionnaire dans la révolution en cours, qui rêve de se constituer en une nouvelle caste d’élite que le peuple adouberait comme sa Jeanne d’Arc. Mis-à-part ce fantasme d’une poignée de réactionnaires ou de généraux en pantoufles, qui voudraient bien reprendre pour eux-mêmes (« pour le peuple », disent-ils) le contrôle de l’État, si nous ouvrons correctement les yeux, nous ne voyons pas se constituer une classe qui serait en fonction de prendre le pouvoir. Cependant, il n’est pas inintéressant pour nous que cet espace où se jouent les relations de pouvoir demeure vide le plus longtemps possible.

Si nous comprenons bien la théorie marxiste, la spécificité du Prolétariat prenant conscience de lui-même, c’est qu’il ne se réalise pas en tant que nouvelle classe sociale de domination, mais en tant que la classe universelle de l’abolition de toutes les classes sociales, donc du concept historique même de « société de classes ». Mais le Prolétariat doit commencer par prendre conscience de lui-même. D’abord à travers les luttes de classes qui parcoururent l’Europe entre le XVIIIe et le XXe siècle, jusqu’à l’apothéose de la deuxième guerre mondiale ; puis à travers le mirage de la fausse conscience embourgeoisée qui anima le spectacles socio-culturel de la nouvelle société de loisirs et de consommation, entre les années 50 et les années 90 ; enfin aujourd’hui, à travers le déploiement d’une crise économique, sociale, politique, historique, d’une ampleur peut-être inégalée. Cette conscience de soi du Prolétariat – c’est-à-dire la masse atomisée des citoyens anomiques qui se répand progressivement dans toutes les strates de la société – passe par la culture, autrement dit par l’appropriation de la connaissance. La culture, presque au sens étymologique du terme, comme une activité de transformation matérielle et spirituelle ; la connaissance, non comme une qualité divine d’intelligence supérieure, mais comme le fruit d’un travail – et d’un travail sur soi. En ce sens, l’on peut dire que, depuis plus d’un siècles, les classes laborieuses se sont mises en fonction de s’approprier la connaissance, et que c’est l’un des phénomènes les plus intéressants (les plus inquiétants, diront certains) de notre temps, précisément parce qu’il est parvenu en point de maturation potentiellement révolutionnaire. Bien sûr, s’approprier la connaissance est un moyen qui ne suffit pas renverser ni à prendre le pouvoir ; de même qu’il ne suffit pas de se réunir en grand nombre pour constituer une puissance.

Il existe plusieurs leviers de pouvoir, dont l’institution de la connaissance, certes, mais dont, surtout, la puissance économique. Or ce qui définit le Prolétariat, c’est justement son impuissance économique. C’est sa plus grande vertu, mais c’est aussi son plus lourd fardeau. S’il n’est pas exclu que l’arrière-garde réactionnaire que nous évoquions tout à l’heure, résidus de la vieille bourgeoisie et de l’aristocratie finissante, entre Dieu et l’État, se constitue ironiquement comme l’avant-garde idéologique du mouvement politique révolutionnaire que nous voyons émerger avant dix ans –, c’est en raison justement de sa puissance économique relative. Sans doute qu’une telle caste, si elle accédait au pouvoir, ne resterait pas « révolutionnaire » très longtemps. Rapidement après avoir écrasé ses concurrents et ses adversaires, le besoin se ferait sentir de purger son propre camp des factions les plus radicales ou les plus révolutionnaires. Je dis cela en passant. L’histoire ne repasse pas les plats, mais il y a des schémas récurrents.

Gardons à l’esprit la spécificité historique du Prolétariat, qui est de se réaliser en tant que négation des conditions qui ont rendu possible son émergence : l’organisation de la société humaine en classes antagonistes. Son émergence et sa généralisation devaient signifier l’impossibilité à laquelle nous étions parvenus, à laquelle nous parvenions péniblement en Occident, de reconduire le système de la société de classes. C’était une proposition théorique il y a plus d’un siècle, mais nous en revenons à des conditions de vie qui nous conduisent tout naturellement aux mêmes conclusions. L’une des notions décisive sera celle de s’approprier ou de ne pas s’approprier les espaces de pouvoir que la mort du mode de production capitaliste (ou sa prochaine mutation) rend déjà de nouveau disponibles. La question, l’enjeu de notre siècle, notre responsabilité si j’ose dire, sera de savoir comment nous allons nous approprier notre pouvoir – en reproduisant, par exemple, le modèle bourgeois (qui était un mode spécifique d’appropriation) ? – et comment nous allons l’organiser entre nous une fois que nous aurons reconstitué notre puissance, notre territoire de souveraineté.

Certains diront que c’est là notre utopie…

Extrait de Chroniques de la Guerre mondiale contre la Covid-19, 2020-2021.

Leave a Reply

Your email address will not be published. Required fields are marked *