L’insurrection savoyarde du 14 Juillet 2021

L’insurrection savoyarde du 14 Juillet 2021

« Un certain laps de temps sera nécessaire avant que l’idée qu’un ordre puisse n’être que le masque du crime se fraie un chemin dans leurs braves têtes à l’esprit étroit. »

Boris Khazanov, L’Heure du roi.

*

Le 14 du mois de Juillet de l’an de grâce 2021 fut un jour froid et pluvieux.

Suite à l’allocution de notre Monarc, le 12 Juillet, des rassemblements citoyens avaient été organisés dans de nombreuses villes de France, contre la normalisation de la tyrannie sanitaire (car, de fait, en tyrannie, nous y sommes déjà). Nous étions plus d’un millier dans le cortège à Annecy, et nous célébrâmes en quelque sorte notre fête nationale par une manifestation populaire. On ne pouvait faire mieux en matière de symbole.

Vous savez les questions que je me pose. Je ne suis pas descendu dans la rue pour revendiquer mes droits de citoyens, ni pour qu’ils soient défendus, ni pour qu’ils soient conservés. Je m’étais promis, après la défaite des Gilets Jaunes, de ne pas manquer le prochain soulèvement. C’est pour des raisons de curiosité purement égoïstes que je me suis décidé à rejoindre la manifestation. Je voulais prendre la température, mesurer, interroger, éprouver ce moment où la vague déferle sur l’histoire, la sentir couler sur moi.

Mais la foule ne vibrait pas d’une ferveur révolutionnaire, c’est le moins que l’on puisse dire. D’où je me tenais, je pouvais presque visualiser l’Esprit qui cherchait à se frayer un chemin entre les têtes de ce troupeau nombreux qui refusait de se laisser docilement conduire à l’abattoir, se demandant par quel déclic, quelle étincelle, cette masse hésitante et timide pourrait se transformer en une unité politique de résistance et de combat. Car c’est cette étincelle qui serait décisive, non la répétition de slogans débiles (même si de gueuler permet de maintenir et de faire circuler une certaine énergie, de mobiliser les troupes).

Il y eut certes de beaux moments, par exemple lorsque nous nous mîmes à marteler contre les panneaux métalliques qui recouvraient les grilles de la Préfecture. C’est avec joie que je suis allé prêter le concours de mes poings. « Et dans le cœur de la ville la foule vibrait comme au rythme des tambours. » La minute d’après, nous pénétrions dans la cour du bâtiment administratif. Nous assistions peut-être au commencement de la fin de la République, me disais-je, aux premières loges. Pas à cause de nos manifestations. Le discours de notre Monarc, comme la réponse attendue de la Gauloiserie réfractaire, furent des marqueurs, des signes, une confirmations du processus en cours. Nous, nous n’allions renverser rien du tout et les flics qui nous ouvrirent les grilles le savaient bien. Sans quoi nous aurions rapidement été cernés de CRS et de gendarmes.

Aurions-nous pu devenir dangereux ? Quelles auraient pu être les conditions ?

Nous étions une poignée devant les portes de la République, gardées par deux pauvres flics en costume et une fliquette en pyjama, mais le gros de la foule se tenait à distance. Il aurait suffit qu’elle pousse et presse un peu plus, s’approprie pour un instant cette enclave de l’État, et alors les événements auraient pris une tout autre tournure.

Je m’interrogeais, tout comme l’esprit de ce mouvement s’interrogeait, un peu désorienté, perdu dans ses méandres : « Que faire, ou aller ? Et une fois que nous y serons ? Quelles seront nos revendications ou nos objectifs ? » Je guettais la moindre étincelle, la plus imperceptible pression de la foule, vigilant, alerte, comme l’autre flic, celui des deux qui souriait le moins. Nous nous sommes regardés lui et moi en sachant très bien que, si pour une raison ou pour une autre il devait se produire un basculement, nous deviendrions instantanément des ennemis. Cela ne s’est pas produit. Il y avait une grande probabilité pour que cela ne se produise pas, c’est pourquoi les flics étaient assez tranquilles et que le premier se permettait même de rire et de plaisanter avec les manifestants. Nous sommes peut-être restés une heure avant que l’énergie ne retombe et que le gros du cortège se détache. Il ne se sera rien passé, rien de plus. Je le dis sans regret ni déception. Il aurait été miraculeux que nous franchissions le seuil de la question où nous étions rendus, que la première manifestation fût la bonne.

Une partie du cortège a repris son défilé je ne sais où dans les rues de la ville. D’autres, dont nous étions, ont estimé que le mouvement, en son état de maturité actuel, avait atteint-là son paroxysme, son seuil d’impossibilité ou sa limite, et que le reste ne serait plus que carnaval.

Nous n’étions pas au bord d’un basculement.

Au contraire, la foule de gauloiserie sympathique, sans haine ni violence, se maintenait à une certaine distance de la décision qui se dressait à deux pas devant eux. Une distance respectable – ou respectueuse – et craintive. Quelques mètres à peine les séparaient, non pas du pouvoir ou des portes de l’État, mais d’un acte décisif qui aurait constitué cette foule à une unité politique d’occupation et de lutte, quelle que fût la durée effective de cette constitution. L’acte par lequel une manifestation pacifique de citoyens se serait transformée en événement politique.

La distance n’a pas été franchie.

Cela n’aurait été possible sans doute que par un passage à la violence. Si nous avions franchi les portes de la Préfecture, cela aurait constitué un acte de guerre. Nous aurions eu, à notre échelle, notre invasion du Capitole et nous nous serions trouvés au cœur d’un événement qui aurait signifié le basculement dans quelque chose

Et nous étions un peu tous suspendus aux lèvres de la même question, qui trouvait et ne trouvait pas son chemin de résolution dans nos têtes : « Bien sûr que nous pourrions forcer le passage, que les flics soient avec nous ou contre nous, envahir la Préfecture, mais que ferons-nous une fois à l’intérieur, lorsque notre poignée de résistants se trouvera encerclée par un régiment de CRS ? Nous n’avons ni armes ni moyens de défense, la plupart d’entre nous sommes venus en famille, avec nos enfants… Sommes-nous réellement prêts à entrer en guerre ? » – car c’est en cela que consiste, dans la réalité, un acte révolutionnaire. 

Nous étions à quelques mètres d’une action décisive, qu’aucun d’entre nous n’aurait imaginé rencontrer aussi rapidement sur sa route et pour laquelle – nous pouvons le déduire de notre stupeur et de notre stupéfaction (pour ne pas dire de notre pudeur) – aucun de nous n’était venu au départ. Encore que… Sur le perron de la Préfecture où je me trouvais, j’étais entouré de drapeaux savoyards agités par des militants de la cause indépendantiste, pour qui la République n’a jamais eu aucune légitimité sur ces terres. L’un d’eux traînait derrière lui, accroché à ses pantalons, un drapeau de l’Union Européenne sur lequel chacun pouvait cordialement s’essuyer les pieds. Ceux-là auraient bien voulu que cette mascarade de coup d’État (mais nous pourrions tout aussi bien parler de « répétition ») ne s’arrêtât point misérablement sur le seuil. Mais la foule ne leur donna pas son assentiment. Hélas ou tant mieux. Ceux qui se tenaient avec moi sur les marches de l’histoire (même si c’était encore notre petite histoire locale) avaient en commun d’avoir reconnu leur adversaire derrière les drapeaux ensanglantés de la République et d’avoir compris que l’on ne pourrait sortir de ses rets totalitaires que par un changement de régime. Nous savions que nous étions en guerre et nous savions de qui nous étions les ennemis. Et nous ne le savions pas d’hier, même si nous n’en avions pas tous la même perception. Mais ceux qui défilaient ce jour-là, qui se tenaient maintenant à quelques mètres des marches de la Préfecture, comme le public se tient à distance de la scène où s’agitent les acteurs d’une pièce de théâtre, étaient des citoyens de la République, et c’est au nom des valeurs de la République qu’ils se sont manifestés, contre les dérives autoritaires et tyrannique d’un gouvernement et de son chef. Ils n’ont pas manifesté contre la République ni pour renverser le régime. Les notions de « guerre », de « dictature » ou de « tyrannie » n’avaient pas encore fait leur chemin dans leur esprit étroit, hésitant, sidéré.

En observant la scène, comme un de ces acteurs qui se retrouve là sans savoir son rôle ni même s’il a un rôle à jouer, je ne pouvais m’empêcher de penser que le petit événement auquel nous participions, cette mobilisation symbolique que le Ministre de l’Intérieur nous fit l’honneur de commenter, était une réaction prévisible – donc prévue, et peut-être même largement favorisée. Comme si tout cela procède d’une machinerie subtile, une horlogerie, point par point, comme si tout se déroulait selon un programme précis qui, à cette heure, n’aurait pas rencontré le moindre accroc. Majoritairement, la population a donné son consentement aux mutations de régime auxquelles nous sommes en train d’assister. Par une habile manipulation dialectique de l’histoire, il se trouve que tous ceux qui manifestaient aujourd’hui accompagnaient aussi ce « grand changement ». Et nous pouvons imaginer notre Monarc, tel l’empereur Palpatine, se frotter cyniquement les mains et les canines en ricanant : « Tout se passe exactement comme je l’avais prévu. »

Armons-nous de patience et faisons preuve de prudence.

Voyez-vous, c’est un équilibre qui se fait entre une trajectoire historique et une trajectoire personnelle. Le lieu et l’instant où notre propre cheminement rencontre et en un sens se dissout dans le bain universel d’une histoire qui se renverse. On ne peut les choisir, ce moment et ce lieu, on ne peut les inventer à la faveur de nos désirs et de nos rêves, tout comme nous ne pouvons pas décider de faire surgir entre nous un esprit de vérité.

La rencontre de l’esprit et de l’histoire est au commencement de toute question, de toute philosophie. Et c’est d’abord un rapport personnel, imperceptible, qui se joue dans l’espace d’un claquement de doigts et que les conditions dites objectives ne comprennent pas. Puis c’est le parcours du prisonnier, qui part de ses enchaînements de conscience et qui accède à la connaissance, accouchant de son propre esprit.

Sur les marches de la Préfecture, quelque chose de décisif s’est joué, une synchronie parfaite entre nos propres cheminements intérieurs et le mouvement de l’histoire réelle. Toute la signification de cette « période » se résout dans une image, dans un regard, une pensée. Il n’y a pas lieu d’en faire un événement particulier : ce n’était qu’une apparition. Je n’avais moi-même que confusément conscience du sens et de la portée de cette apparition, à travers une multitude de vertiges, alors qui dans cette foule aurait pu le saisir ? Pourtant, il m’a semblé que certains, étonnés, mais en même temps pas tant que ça, avaient le regard qu’il faut, qu’ils en comprenaient le signe – et peut-être la volonté, sans doute aussi confusément que moi mais traversés par la même certitude. Le flic, celui qui souriait le moins, l’avait compris au moment où il croisait mon regard. Mais d’autres, dans la foule, l’ont reconnu, sans savoir exactement ce qu’ils regardaient. Cette présence, dont j’étais moi-même un véhicule incertain mais conscient, c’était peut-être simplement la variable que, dans ses calculs, dans les modèles des superordinateurs sur lesquels il se fonde, notre Monarc n’avait mesuré, une inconnue dont le comportement n’était tout simplement pas prévisible.

Nos réflexions nous poussent dans le sens que l’histoire nous propose. C’est elle qui nous guide, en vertu de la patiente observation que nous en faisons. C’est elle que nous interrogeons et nous lui demandons : « Où vas-tu nous conduire et quels rôles vas-tu nous faire jouer ? »

Sur la grande scène de l’histoire, où nous sommes tous comme des marionnettes ou des figurants.

Extrait de Chroniques de la Guerre mondiale contre la Covid-19, 2020-2021.

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