Un signe de l’Heure

Un signe de l’Heure

Zone de confinement secondaire, Pâques 2020

J’étais déjà habitué à vivre parmi les arbres, les insectes et les oiseaux ; à croiser mes ombres dans la solitude avec les ombres d’une présence familière.

Il y avait déjà des grillages aux bordures de mon camp de retranchement.

Il y a toujours des grillages. Nous ne les voyons pas toujours.

*

« Aucun des moyens que peuvent fournir le mensonge, la séduction et la menace ne fut dédaigné ; mais tout fut inutile. »

Karl Marx, Le Capital.

1

Nous avons tous un peu de mal à y croire, n’est-ce pas ? Nous sommes tous un peu nerveux, un peu curieux, à peu près certains maintenant que nous y sommes, que ce n’était pas un rêve ni une idée, que nos civilisations sont mortelles, que nos maisons peuvent s’écrouler alors même que nous sommes dedans, paisiblement en train de dormir ou de faire l’amour, et nous nous sentons bien fébriles devant le sentiment de l’inéluctable.

Que pourrait-il se passer à partir de maintenant ? À quelle phase du processus est-ce que nous en sommes, est-ce que ce processus à une fin – et est-ce qu’il s’agit bien d’un « processus » ? À quoi devons-nous nous préparer et comment ? N’avons-nous pas été, pendant des siècles d’asservissement et de sollicitude, de consciencieuses fourmis ; et nous finirions démunis comme la cigale aux temps venus des grandes tempêtes ? Est-ce cela, le sens de l’histoire, cette monstrueuse ironie ?

« Veillez, nuit et jour, veillez sans relâche et sans ménager votre effort, nous disait-Il, car vous ne savez pas l’heure à laquelle viendra vous visiter et vous cueillir le Fils de l’Homme. »

Je me souviens de la vague précédente : je me voyais surfer le rouleau avec la grâce et le panache d’un dieu antique, et je fus ravalé avec ma fierté par une lame de fond. Dans la tourmente, je perdis à peu près tout, et c’est l’âme brisée que je me suis rassemblé péniblement sur le rivage. Je m’étais laissé enchanté, comme vous, par des canaux de volupté qui m’instruisaient de sourire et de « mettre mon mental de côté » afin d’accueillir « le grand changement » de l’« ouverture de la conscience » et du passage dans « la cinquième dimension » (pour l’heure, les « éveilleurs de conscience » et les « artisans de lumière » n’en sont qu’à la quatrième). Ce furent les années les plus difficiles de ma vie, mais aussi, paradoxalement, les plus lumineuses.

Nul ne sait rien, nul ne peut rien deviner. Mais il y a deux ou trois choses que nous devrions pouvoir comprendre : tous les scénarios qui sont en train d’advenir – dérèglement climatique, épidémie, crise financière, révolution sociale, guerre civile généralisée, avènement de la technocratie totalitaire – et tous en même temps ! – sont ceux-là mêmes que nous avons rédigés au cours des derniers siècles. Comme si nous avions déjà alors le pressentiment de la fin, qu’elle serait inéluctable et qu’elle aurait un méchant goût d’atrocité.

Les derniers siècles ne furent pas exactement ceux du commencement d’une nouvelle histoire, mais comme un dernier chapitre, une conclusion nécessaire. Le moment venu de clôturer nos drames avant d’en refermer définitivement le Livre. Faut-il que nous épuisions tous les scénarios, que les plus dangereux passent par le feu, avant que de pouvoir effectivement passer à autre chose ? Mais nous sommes déjà en train de passer à autre chose, et nos scénarios s’épuisent d’eux-mêmes avec le fracas des vagues qui se jettent tempétueusement contre les falaises de la réalité, plus ou moins douloureusement.

Le sentiment général est bien qu’il se passe quelque chose de sérieux, mais comme nous ne savons pas quoi et que la masse des esprits est sans cesse focalisée et excitée par des causes qui n’en sont pas, les mesures que nous allons adopter, non seulement seront précaires et transitoires, obsolètes avant même que d’avoir été mises en application, mais surtout, il y a toutes les chances pour qu’elles soient tout bonnement inappropriées au phénomène auquel nous sommes réellement confrontés.

C’est le cours même des événements qui, depuis des mois et des années, nous l’enseigne. À chaque seuil que nous franchissons, nous nous persuadons sans raison qu’on ne pourrait pas aller plus loin, que nous avons atteint une limite, un maximum ; mais au franchissement du seuil suivant, ce maximum devient un minimum et la crise, que nous ne pouvons contourner et dont nous pouvons difficilement anticiper le devenir, se déploie à un degré supérieur, selon des formes inédites. Une autre vérité que le temps nous enseigne, c’est que la vie ne passe pas toujours par là où nous l’attendions…

Nous avons chacun nos illusions, nos croyances. Mes croyances et mes illusions ne sont pas plus valables ni plus justes que n’importe quelle autre. Il y a, parmi ces croyances et ces illusions, des reflets de mémoire qui semblent être une émanation de notre âme profonde, des « représentations de notre vraie nature » ; mais il y a surtout des obstacles, des représentations fausses, égotiques ou narcissiques, qui sont le plus souvent la production de notre désir, des opérations de l’esprit malin ou de la conscience aliénée.

Ainsi sont nos dramas, les scénarios plus ou moins conscients, plus ou moins développés mentalement, autour desquels nous organisons nos vies et nos rêves, nos aveuglements, nos attentes, nos terreurs et nos angoisses.

La plupart du temps, dans l’esprit de l’ignorant, les émotions primitives, qui expriment la vie de l’âme des profondeurs, et les représentations de la conscience qui s’agitent entre les cases de l’espace mental et qui font comme un théâtre d’ombres, un spectacle, une usine à gaz, se trouvent confondus en une unité synthétique d’expérience qui apparaît comme « la réalité », les choses telles qu’elles sont et dont le contenu se particularise, se cristallise et se polarise autour des tribulations d’un « moi » abstrait, d’un « ego » – que le sujet de cet ego soit dans l’Homme, qu’il soit dans le Monde ou la Nature, ou qu’il soit en Dieu.

Nous pouvons avoir des visions, des intuitions, des songes sur la base desquels nous pouvons élaborer tout un tas de scénarios pour anticiper sur le monde d’après, le Nouveau Ciel et la Nouvelle Terre ; les matériaux dont nous nous servons pour ces élaborations dramatiques, quand ce ne sont pas les grossiers résidus de la « culture » que nous avons tous intégrés, sont des réalités potentielles ou des mondes possibles.

Pour parler avec le plus d’exactitude, il n’y a pas de monde possible ni de réalité potentielle ; les potentialités qui sont à l’œuvre dans la matérialité de notre expérience se trouvent pleinement réalisées dans la Réalité. Nous faisons l’expérience d’une réalisation dans l’histoire et dans le temps, non d’une réalité absolue. Voilà pourquoi, bien que cette réalisation soit toujours sous nos yeux parfaitement accomplie, nous n’en percevons jamais que des potentialités en développement. Nous pouvons en saisir le concept, dans ses grandes lignes, mais sans jamais pouvoir nous dessaisir de la contradiction propre aux conditions d’une expérience qui n’est pas toujours, elle, adéquate à son concept ; nous pouvons en saisir la forme et le devenir, mais jusqu’à un certain point et toujours à travers le prisme des trajectoires entrelacées de nos consciences individuelles.

C’est aujourd’hui qui nous dit le sens des épreuves que nous avons traversées jusqu’ici. Parce que nous sommes parvenus à ce stade, nous pouvons nous réjouir. Sans doute demain, ou dans dix ans, trouverons-nous qu’à ce moment-là, en vérité, il ne s’était rien passé, que nous n’en étions qu’aux commencements, aux premières secousses vraiment sérieuses. Mais nous ne sommes pas après, ni dans dix ans, et nous devons avant tout savourer le temps présent, avec amour et intelligence, avec beaucoup d’humour aussi, car nous en aurons besoin.

Et c’est ce qui nous est demandé, d’ouvrir cet espace de Lumière au cœur de la crise, de nous maintenir debout dans l’espérance, et de nous y maintenir d’autant plus fermement pour ceux qui, par eux-mêmes, ont de la peine à se dresser, qui ont les jambes ou le cœur brisés, comme nous avons eu nous-mêmes les jambes et le cœur brisés. C’est ainsi que nous seront comme des phares ou des nouveaux soleils, par rayonnance, parce que nous marcherons nous-mêmes dans cette lumière, nimbés par elle. C’est ainsi que nous ferons le partage de l’ombre et de la lumière. Et ce que nous ferons, nous le ferons pour tous les êtres et pour tous les temps, sur la Terre comme au Ciel.

Vous me direz que je parle comme un prêtre, que je vous chante les grâces et les espérances d’un ciel qui n’existe pas en avalant l’hostie léthargique de mes consolations insolvables pour ne pas avoir à m’avouer ma peur et mes angoisses. Vous aurez peut-être raison. Je serais bien orgueilleux si je prétendais que tous ces événements (qui ne sont qu’un seul et même Événement) ne me perturbent pas, si je vous disais que ma flamme ne vacille pas.

L’annonce du Nouveau Ciel et de la Nouvelle Terre n’est pas nouvelle. C’était déjà une vieille promesse juive avant que de devenir une espérance chrétienne. Si l’on se fie aux apparences, l’on se dit que cela aurait dû se vérifier depuis bien longtemps et que cela fait bien longtemps que l’on ne voit rien venir. Pourquoi cette apocalypse serait plus vraie que les autres ? Chaque génération n’a-t-elle pas son Armageddon et sa fin des temps ? Et l’on voit bien que le ciel est le même ciel et que la terre est la même terre – mais en sommes-nous si sûrs ? Et si, à chaque génération, une nouvelle « matrice » se substituait à l’ancienne et que, en définitive, et l’Homme et la Terre et le Ciel ne cessaient d’être « nouveaux » ? Bien sûr, dans notre courte vie d’hommes, nous ne le voyons pas. Pour nous le monde est ce qu’il est… « C’est ici qu’il faut un esprit de finesse. »

Dans toutes les sphères néo-mystiques de la quatrième dimension, des « guides » nous informent que « les consciences s’ouvrent », le « taux vibratoire » général de l’humanité s’élève, nous changeons d’ère et de paradigme, la Terre bascule dans la « cinquième dimension ». Des rabbins en Israël annoncent depuis des mois la venue de Massiah pour Peshah, la Pâque juive – autrement dit pour le week-end prochain ! Des témoignages circulent, d’apparitions de la Vierge ou du Christ dans les nuages, de statues qui ont pleuré… Et le pape François célébrant seul la messe sur l’immense place Saint-Pierre, vide. Que l’on soit croyant, spirituel, mystique, ou que l’on se tienne éloigné de tout cela, les notions d’effondrement d’un monde, de transition, d’émergence d’une nouvelle ère, sont à peu près sur toutes les lèvres en Occident. Et les conditions, leur amplitude, sont assez inédites dans l’histoire pour que nous puissions commencer à prendre certaines hypothèses au sérieux – et apprendre à lire dans le bon sens.

Et nous souvenant des commandements, nous nous garderons de suivre ceux qui indiquent la direction d’où viendront les Nuées du Fils de l’Homme.

Nous sommes tous égaux devant le mystère.

2

Dans cette nappe de calme, de silence, d’apaisement, qui dure depuis trois semaines maintenant, et qui est l’étrange état de guerre que nous n’attendions pas, sourdent une colère et une incompréhension qui sont de plus en plus palpables et que de nombreuses étincelles embrasent inexorablement.

Il en va aujourd’hui comme il en va depuis des siècles.

Le Feu de cette Colère se nourrit de nos mensonges et de nos lâchetés – et que brûlent la paille de nos illusions, les granges où nous l’avions entreposée pour tenir au chaud nos lits de misère.

Il faudra que le feu se consume, qu’il dévore ce qu’il doit dévorer – tout ce qui ne passera pas les portes de l’autre côté – et que soit rendu à la mort ce qui de plein droit appartient à la mort.

Sous les flammes couve une espérance nouvelle, une vieille espérance, une antique promesse, mais qui s’était endormie dans un wagon-lit à la locomotive des siècles ; une mémoire qui s’ébroue et qui, en s’ébrouant, fait trembler les montagnes et s’écrouler les idoles de fer et d’argile.

Nous sommes de notre terre et de nos racines, nous sommes des trajectoires de sang, de nerfs et d’esprit. Nous ne nous sommes pas incarnés par hasard, dispersés par le vent tranquille de nos inconstances. Nous sommes venus en ce temps, en cette terre, avant même que nous ne fussions conçus dans le ventre de notre mère, nous avons été marqués au front de nos origines et de notre destination.

Je suis de ce temps qui verra s’accomplir son œuvre, dans le sang et dans les larmes, dans la vie comme dans la mort ; et l’œuvre de mon temps n’est pas celle d’un autre temps, ni celle de tous les temps. Si c’est la même histoire qui recommence, on ne rejoue jamais deux fois le même scénario.

Nous ne venons pas du monde, mais nous sommes bien de cette vieille Terre qui soupire sous nos pieds et qui bat du tambour jusque dans nos tempes. Où les hommes vivent, se battent, et qu’ils exploitent comme si elle n’existait pas. Nous faisons souvent comme ça, comme si la vie n’était pas là.

Nous sommes venus au monde, ou nous y avons été envoyés, nous nous y sommes retrouvés comme en exil – Voix de Celui qui crie dans le désert.

Combien d’entre nous ont perdu le chemin ?

Quand l’Heure sera venue – elle est proche – nous prendrons nos sacs et nos paquetages sur notre dos, nous chargerons les coffres de nos voitures et nous tiendrons la main de nos enfants en contemplant sur l’horizon des visions d’un ciel déchiré. Puis nous irons sur les routes. Je ne sais pas où nous irons. Peut-être que nous traverserons l’Europe, peut-être que nous nous contenterons d’un exode plus modeste… Dieu seul sait ces choses-là. Nous ne partirons pas pour prendre possession d’une terre qui aurait été promise à notre peuple, car notre terre est sous nos pieds, mais pour rencontrer les nouveaux peuples de la Terre, les futurs représentants de la nouvelle humanité.

Au moment venu, ces communautés nouvelles d’éveil et de vie, qui seront du sang comme de l’esprit, et qui déjà, depuis des décennies, timidement se font signe, vont se réunir et se rassembler. Cela est proche maintenant. Alors sera venu le temps de notre exode. C’est l’histoire même qui nous indiquera, en temps voulu, les chemins que nous allons suivre – et l’histoire ne s’adresse pas à des aveugles ni à des ignorants. Ceux qui voulaient redevenir des hommes et retrouver le sérieux de l’histoire, sont invités à ne pas fermer leurs fenêtres, à se laisser surprendre par une visitation.

Pour le moment, je suis seul, et peut-être que je ne me suis jamais senti aussi seul que ces dernières années… C’est là parfois que ma foi se dérobe. Les trouverais-je un jour, ces compagnons que mon chemin était censé me faire rencontrer ?

Je prends le temps pour contempler les montagnes, le lac, les oiseaux, les papillons-parchemins qui se font les improbables messagers du divin, comme un ange sur l’épaule… Le monde n’a peut-être pas été aussi calme depuis plus d’un siècle et je me dis que le miracle est si criant qu’il faudrait avoir le cœur à l’envers pour ne pas le remarquer. Ce qui devient criant aussi, c’est l’agitation qu’il y a l’intérieur de nous, tout le bruit que nous faisons pour dire que nous existons ou que nous éprouvons quelque chose. L’agitation qu’il y a à l’intérieur de moi, de la boue remuée, des eaux troubles, des poissons morts, qui sait ? Que tout cela s’en retourne à la terre, fumier brûlé par les vents du soleil.

Dans ce feu qui embrase nos jours, comme un long dimanche de fiançailles, nous reconnaissons le Feu même de l’Esprit, comme aucun de nous n’aurait imaginer qu’il pût se manifester.

Nous n’en reviendrons pas indemnes.

Pour beaucoup, nous sommes encore comme des prisonniers au fond de la caverne, qui n’ont plus de chaînes autour des jambes et du cou, mais qui restent à la même place, dans le même espace de certitude et de servitude, à contempler les mêmes ombres sur les parois, en se chauffant à la flamme électrique de leurs désolations et en se lamentant que le spectacle des ombres soit sans fin et sa domination sans issue.

Le Soleil passe derrière la montagne, la Lune ne va pas tarder à faire son apparition. Un nouveau jour se termine sur la Terre, dans notre partie du monde. Il n’en va pas partout de la même manière en même temps.

Faire la part de l’ombre et de la lumière, sous notre ciel, la terre sous nos pieds.

Nos racines ne sont pas loin, dans le ciel et dans la terre, mais elles sont immenses !

Nous sommes comme des arbres, des étoiles sur la Terre. Apprenons à briller, à rayonner de la lumière dont nous nous nourrissons, dont nous vibrons, à recevoir et à émettre selon la fréquence de notre vibration primordiale.

Et comprenons le hiéroglyphe des ombres qui s’agitent sur notre passage.

Comprenons, mais ne nous attardons pas.

Leave a Reply

Your email address will not be published. Required fields are marked *