L’Amour et la Révolution

L’Amour et la Révolution

PREMIER LIVRE DE L’EXODE

« Qu’est donc le mortel pour que tu t’en souviennes,

le fils d’Adam, que tu le veuilles visiter ? »

Psaumes, 8, 5.

1

Il y a bien longtemps que nous avons été séparés, arrachés au ventre de notre mère, aux membres de notre tribu. Les communautés que nous formions, qui vivaient comme un seul être en l’être du monde et qui ne connaissaient pas la séparation, ont été brisées. De l’extérieur, les sociétés paisibles, encore animales, qui vivaient dans une relation sacrale au Tout de la Création, furent exterminées par des communautés plus guerrières et plus développées ; leurs restes gisants furent absorbés, les captifs réduits en esclavage ou sacrifiés pour la gloire du dieu de fureur et de conquête qui avait promis à son peuple puissance et domination. Mais de l’intérieur aussi les communautés primordiales se sont corrompues, en nourrissant en leur sein les vers nombreux de la dissension. En nous opposant les uns aux autres, en mesurant nos mérites et nos capacités, en faisant le compte de nos biens, de nos profits et de nos pertes, en nous livrant à la compétition, etc. C’est en nous-mêmes et contre nous-mêmes que nous nous sommes fractionnés.

Cela s’est produit il y a plusieurs milliers d’années et s’est développé progressivement durant des milliers d’années. C’est dans cette séparation que se distinguent progressivement les deux fleuves, les deux mouvements antinomiques de l’histoire : le Fleuve paisible aux rivages aménagés de la civilisation où l’on navigue en yacht ou en pédalo, et le Fleuve tumultueux aux rivages sauvages et primitifs de la communauté primordiale. C’est sous cette forme que se produit ou se réalise dans l’histoire l’opposition entre les trajectoires humaines de Vie Éternelle (anastasis) et les trajectoires inhumaines de non-vie.

Ce n’est pas une malédiction, c’est une loi de l’histoire, que les communautés endogènes aient dû mourir, certes dévorées par des sociétés exogènes, mais mourir surtout de leur propre mort, de leur temps accompli ; et c’est selon la même loi que les derniers représentants des anciennes communautés archaïques ont pu croiser le chemin des premiers « missionnaires » de la Nouvelle Terre, au temps accompli de la civilisation.

C’est l’histoire qui nous indique que nous en sommes au temps accompli de la Civilisation. Et si certains chantaient déjà ce temps il y a un siècle, c’est que cela fait plus d’un siècle que nous œuvrons au temps venu de cet accomplissement ; peut-être qu’il nous faudra encore un siècle pour en voir définitivement le terme – et donc nous ne le verrons pas… Mais nous sommes venus accomplir notre temps, non le temps de l’histoire. Nous n’allons pas changer d’humanité comme un serpent changerait de peau, mais nous ne sommes déjà plus tout à fait le même animal que nous étions au commencement. Nous avons été brisés, humiliés, réduits en servitude par les dieux que nous avions façonnés de nos propres mains pour notre propre gloire ; nous avons été dressés, programmés, maintenus dans des conditions d’existence artificielles, coupés de la source primordiale de notre savoir et de toute vie, non par des êtres méchants au service du démon, mais par notre propre ignorance, notre bêtise, notre aveuglement et notre mauvaise foi. Non seulement nous avons consentis à cette organisation paranoïaque de notre survie, aux dérèglements schizoïdes de notre conscience, mais nous avons œuvré nous-mêmes à sa puissance : nous en sommes à la fois les architectes, les consommateurs et les esclaves. Nous avons été mélangés, brassés, métissés, déracinés puis transplantés dans des espaces culturels de synthèse où la réalité du Vivant n’est plus qu’une hypothèse comme les autres, soumise au principe de contradiction, à laquelle on préférera toujours les puissants modèles mathématiques que sont en train de calculer nos superordinateurs. Nous avons été coupés de notre histoire, de notre temps propre – et le temps n’est jamais immobile ! du Sang, de la Terre et de l’Esprit. Et c’est de cette violence que nous émergeons comme des entrailles de l’histoire. En vérité, mes amis, ce fut là la nuit la plus longue de l’humanité.

Comme les vieilles communautés sont mortes de leur juste mort, la civilisation s’éteindra et ne laissera au monde que quelques traces, mangées par de nouvelles végétations, qui susciteront, comme naguère cela se produisit au voisinage des anciennes ruines, de vives imaginations dans l’esprit des enfants que nous serons devenus. Et pourquoi ne mourrions-nous pas avec la civilisation ? Pourquoi cette extinction ne serait-elle pas aussi celle de l’Homme, la fin de l’espèce humaine ? Si nous ne sommes pas capables de revenir à notre source, qui est source de toute vie et qui coule en nous-mêmes, à la terre qui est sous nos pieds, aux astres qui sont au-dessus de notre tête, au ciel qui est partout autour de nous – : alors, non, nous ne pourrons probablement pas rester ; il faudra que nous laissions la place à des êtres plus capables, mieux disposés, ou simplement qui en éprouvent le désir. Et sans doute verrons-nous beaucoup d’entre nous emportés avec les limbes de la civilisation dans les bras d’une mort lente, froide, électronique, où sont les pleurs et les grincements de dents.

Mais à travers cette longue nuit, à travers tous les rêves dont nous avons été capables, tous les drames que nous avons transpirés, les imaginations que nous avons épuisées, pendant que les humains pataugeaient dans l’océan de boue de leur conscience aliénée et devenaient de plus en plus abstraits, dans notre ventre, même profondément endormie, cachée, enfouie sous des tonnes de mirages et de compensations, subsistait toujours une braise de mémoire que des siècles d’oubli et d’éloignement n’étaient pas parvenus à éteindre ni à étouffer, et que chaque nouvelle naissance, dans l’incandescence du Dieu Vivant, ravive, malgré nos désirs et nos malédictions.

Dans chaque peuple, pour chaque génération, se sont dressés sur la Terre des hommes d’éveil, des hommes de terre, de sang et d’esprit, des êtres d’amour et d’intelligence chez qui le cœur et les yeux se sont ouverts, en qui le souffle est venu attiser la braise endormie pour lui faire naître une flamme (un Fléau). Des êtres en qui cette mémoire, non d’un temps particulier mais d’un temps primordial, s’est éveillée, et qui de l’Esprit ont appris à nourrir dans leur âme le foyer, à faire grandir la flamme, jusqu’à ce qu’elle soit métamorphosée en Feu de Joie, ainsi qu’un papillon émerge de son cocon.

De tous temps, des hommes se sont éveillés au frémissement subtil des mémoires incandescentes de l’être. On dit qu’ils deviennent des sages et qu’ils ne vivent plus pour eux-mêmes, car leur vie propre, ils la livrent en témoignage vivant de la sagesse et de la vérité qui les animent. Ils sont alors des témoins, des passeurs de mémoire qui, des siècles les plus reculés jusqu’à nous, nourrissent dans l’esprit les plus grands incendies.

Nous sommes nous-mêmes les héritiers de cette mémoire, nous marchons dans les pas de ceux qui ont marché avant nous, qui se sont épuisés et qui souvent sont morts d’avoir désiré goûter ces temps que nous voyons s’accomplir sous nos yeux. Beaucoup se réjouissent avec nous et nous encouragent, d’où ils sont et d’où nous sommes, à pousser encore plus loin, à tenir bon jusqu’au bout.

2

Si je vous encourage à tenir bon jusqu’au bout, c’est que nous ne sommes pas au bout, nous n’en avons pas encore fini de nos déserts à traverser, de nos épreuves et de nos tentations. Si certains d’entre nous, par la force de leur vouloir ou par la force des choses, depuis des années déjà, se sont engagés dans un « combat pour l’éveil » – et donc disposent d’une certaine expérience des vagues successives de l’esprit et des remous que cela suscite dans la matière ; d’autre, visiblement de plus en plus nombreux, s’éveillent pour la première fois. Ils ont laissé passer quelque chose, une question, une pensée, une émotion, le souffle d’une présence, dans leur ventre, ils ont senti frémir la vibration d’un appel qui leur semblait venir de loin, du fond des âges de leur mémoire. Et nous savons la douceur des premières sensations, l’évidence des enchantements, la chatoyance des heures d’illumination dans l’incandescence des couleurs du monde, la certitude exacte de certains dévoilements. Mais nous savons aussi le trouble et les épreuves qui s’ensuivent, que l’intégration de l’esprit, dans le geste le plus imperceptible du quotidien, n’est pas l’affaire d’un simple claquement de doigts (même si nos espaces de conscience, c’est vrai, ne sont pas plus grands que ça). Nous connaissons par expérience la myriade de myriades de faux chemins qui ne conduisent nulle part, mais vers où les voiles de nos inflations psychiques inlassablement nous gonflent d’orgueil, d’ignorance et de mépris. C’est parce que nous avons fait le chemin jusque là que nous savons, non parce que des « guides » nous l’auraient un jour montré et que nous nous en serions fait une représentation mentale ; parce que ce n’est plus en nous une mémoire qui s’éveille et qui s’éprouve dans les douleurs de l’enfantement, mais que cela devient chaque jour la réalité vivante de notre expérience.

Les voies de la sagesse ne sont pas encore enseignées dans l’humanité. Nous commençons tout juste à les mettre en pratique. Comme de tout jeunes enfants, nous apprenons à faire nos premiers pas, sur ce que furent, ce que sont et ce que seront toujours les voies de l’être humain que nous sommes venus incarner.

Ces voies toujours nouvelles.

Je suis moi-même un tout jeune enfant, je me suis éveillé pour ainsi dire ce matin, au bord d’un improbable ruisseau où je venais m’exercer au jeu de mes prières et de mes bénédictions, remuant des cailloux et des brindille et me réjouissant de rien. Longtemps cette mémoire avait frémi en moi comme un appel ivre de tous ses contresens et de ses souterrains. Puis je me suis éveillé un jour, une nuit, dans une incandescence de l’Esprit qui me semblait surnaturelle – mais parce que je me sentais, moi, en dessous de ma nature.

On ne descend pas du Ciel sans avoir d’abord remonté du fond des profondeurs de la Terre.

Je ne peux expliquer que ce que je sais, ce que j’ai appris et compris de mon expérience. Autant dire que je ne peux pas expliquer grand-chose. Des brins de sagesse élémentaire, des leçons des épreuves, les contresens que suscite dans l’esprit toute expérience mystique de révélation. Je pourrais vous dire que la réalité de l’expérience dite spirituelle, non comme elle se vit dans l’esprit mais telle qu’elle s’incarne, ne confirme jamais ni nos illusions ni nos croyances, mais au contraire nous éloigne toujours plus de ces terres enfumées où se livrent les guerres entre les forces de l’ombres et celles de la lumière, pour la domination de tous les mondes où l’esprit pourrait avoir la prétention d’habiter. Là où nous sommes les moins nombreux, peut-être, là où souffle le silence des leçons les plus essentielles de la vie – les dernières, nécessairement, que nous comprenons.

Si on nous demande d’avoir la foi, de conserver et de nourrir notre foi, en sorte que sa flamme grandisse et devienne le foyer même de nos vies et de notre espérance – c’est parce que nous n’obtiendrons jamais les réponses exactes et définitives que nous désirons, ni les confirmations du ciel que nous attendons le cœur harassé et l’âme exsangue. Parce que ce n’est pas cela que nous sommes venus chercher et découvrir. Nous ne sommes pas ici pour savoir toutes les choses et, si nous en sommes effectivement la mesure, nous n’en sommes pas la vérité. Nous sommes venus pour apprendre, alors apprenons. C’est cela, réaliser la sagesse en cette vie. Nous sommes venus pour mourir, alors mourons, traversons, passons de l’autre côté, réalisons cela que nous sommes venus réaliser, avec confiance et dans l’amour de Dieu. Ce que nous avons à découvrir, connaître, éprouver, comprendre, apprendre et réaliser, cela ne se dévoile que dans la réalité de l’expérience.

Alors, menons l’expérience à son terme.

3

La pensée de ces temps qui adviennent, que nous connaissons comme les temps derniers, n’est pas nouvelle, elle fleurit de longue date, et c’est pourquoi nos calendriers sont troublés. Pour moi, cela fait vingt ans que, pas après pas, d’épreuve en écueil, d’espérance en désillusion, de défaite en défaite, je suis conduit et guidé par les flambeaux de ceux qui me précèdent. Certains ont vécu de cette espérance comme de leur pain et sont morts sans avoir pu goûter de leur vivant la joie profonde des glorieux incendies. Mais ils se réjouissent avec nous, en nous et par nous, au seuil de chacun de nos accomplissements. Nous sommes aussi la résurrection des héros, le temps venu de leur rédemption.

Notre histoire précède de loin l’apparition de la vie sur la Terre ; c’est nous qui avons présidé à la formation primordiale de l’être humain ; nous sommes ces voyageurs entre les dimensions qui se déplacent beaucoup plus rapidement que la lumière et qui ont ouvert, il y a bien des éternités de ça, une brèche dans l’espace et dans le temps, par où les premières étincelles d’existence se sont mises à frictionner. Nous avons ouvert les premiers les voies de l’incarnation.

Ce n’était pas rien, mes enfants, il fallait le vouloir ou être une vraie tête brûlée, d’autant que nous n’avons pas toujours eu conscience de ce que nous faisions. Et cela ne s’est pas fait en un jour ni en une fois. Il y eu des ratés, des erreurs, des incompréhensions surtout, et beaucoup de souffrance : ce n’est certes pas la première nuit que nous traversons, ce ne sont pas non plus les premières aubes. Je ne me souviens pas de tout, mais je me souviens de loin.

Ici, les choses n’ont pas vraiment changées, nous continuons à bailler sous le même soleil. Les hommes ont des yeux pour ne pas voir et des oreilles pour ne pas entendre, mais ils parlent, ils se rassurent, ils s’accordent au rythme galopant d’une désillusion commune. Ils disent qu’ils veulent des signes ou des miracles, mais lorsque toutes les trompettes sonnent en même temps et que l’histoire s’arrête, on détourne notre attention pour ne pas voir les ouvertures.

Il y a des vérités qui nous touchent sans que l’on sache pourquoi, sans que l’on puisse expliquer, il y a des évidences et ça ne se démontre pas. Comme disent les vieux Indiens du Paraguay : « Les Achés savent ». N’allez pas demander comment ni pourquoi. Comme disent les grandes personnes aux enfants : c’est comme ça. Nous aussi nous savons certaines vérités que l’histoire nous apporte, des vérités silencieuses, qui ne se disent pas, qui se murmurent dans les écarts du monde et que nous recueillons avec grâce et une humilité profonde.

Nous savons quelle heure vient de sonner sur nos clochers, que nous vivons pleinement les catastrophes et les miracles des temps annoncés. Nous savons de quel monde nous sommes les ouvriers, de quelle pensée les abeilles, la vibration dont nous sommes amoureux, le ventre où nous nous fécondons. Nous savons que nous sommes venus pour vivre et grandir dans les fracas de l’histoire – pionniers de la Nouvelle Terre. C’est l’histoire que nous avons reçue en héritage.

Que dirons-nous demain ? Qu’aujourd’hui encore nous ne savions rien, que nous étions à des années-lumière de la réalité… Sans doute… Mais cela aussi nous le savons. Si tout nous était dévoilé d’un seul coup, nous aurions peur, nous serions fous. D’ailleurs, c’est ce qui arrive parfois – ceux qui vont se perdre dans l’esprit, etc.

Dans l’esprit, nous œuvrons depuis des siècles en vue de cette heure. Non pour lui permettre d’advenir – car il ne nous est pas donné de la faire advenir : Dieu seul connaît l’heure, son nom exact et sa position dans le temps – mais pour ne pas la rater, pour nous tenir debout, flamboyants, éveillés le moment venu, pour ne pas somnoler aux premiers frémissements de la Prière, pour ne pas nous présenter en haillons aux noces du sang et de l’esprit. Nous savions que ce ne serait pas facile, plus d’un fut tenté de s’endormir et de renoncer.

Dans l’esprit, nous sommes il y a des siècles comme nous sommes ici. Nous ne sommes jamais séparés, nous formons en l’éternité une même demeure, nous sommes déjà une communauté et nous œuvrons ensemble à notre maison commune, comme les membres d’une tribu ou d’un clan. (Et si tous les hommes sont les enfants de la même Terre, nous n’habitons certes pas tous dans la même maison. – Il y a beaucoup de maisons dans la demeure d’éternité.)

Mais dans la réalité, dans la chair de nos expériences humaines, il y a longtemps que les toits de nos maisons se sont effondrés. Nous nous sommes divisés, nous nous sommes séparés, nous nous sommes opposés, nous avons été dispersés, intégrés à des monstres plus gros que nous, certains ont été anéantis ou se sont laissés éteindre… Ce fut le temps de l’exil, notre diaspora, dont le peuple mythique des juifs porte à sa manière le témoignage.

4

Nous ouvrons des pages de dialogues inédits. Cela s’installe. Nous aurons franchi un pas de plus lorsque, aux heures de communion de notre désir d’enracinement, nous ne serons plus seulement les portes-parole des ombres qui nous représentent sur la toile du réel, mais que notre parole, en balbutiant, toute encombrée d’habitudes et de circonvolutions protocolaires, entre nous se libérera pour dire le monde où nous sommes et dans lequel nous accompagnons nos enfants.

Il y a parfois des occasions à saisir (kaïros), des ouvertures à emprunter, une fulgurance à embrasser… Cela arrive, mais cela n’arrive pas tous les jours. Il y a ce que nous visons, nos espérances ténébreuses, les promesses qui nous lient et que nous n’avons pas besoin de formuler ; et puis il y a les conditions, le chemin qui est sous nos pieds, qui n’est jamais exactement celui que nous avions dessiné sur nos cartes, l’extrême densité des ondes matérielles, l’extrême lenteur de l’histoire.

Nous avons connu cette impatience fébrile qui voudrait que tout se résolve sur une fulgurance, un éclair, une brèche par laquelle nous engouffrerions, et puis hop ! il n’y aurait plus d’histoire. Mais il faudrait partir aussitôt et être certain de ne jamais revenir. Nous avons vécu de cette mort, de ce refus de vivre et d’incarner jusqu’au bout l’incertitude qui n’avait jamais été ébréchée que par quelques débris de fulgurance – avant que notre volonté littéralement se renverse.

Nous connaissons mieux maintenant le caractère de flux et de reflux du mouvement de la Révélation dans l’histoire, ses modes parfois contradictoires de réalisation, des enchaînements de causalités dont nous ne percevons la plupart du temps que la surface phénoménale, le négatif. S’il y a quelque chose que nous avons appris à travers les nombreux cycles de notre apprentissage, c’est à porter notre attention sur la réalité de ce mouvement, à l’éprouver, à le comprendre, à le réaliser et à l’incarner…

C’est le savoir le plus essentiel que nous ayons à intégrer pour la suite de notre cheminement, quelles que soient les conditions que nous aurons à traverser. Rien d’autre n’est savoir ou sagesse. Comprendre et réaliser que nous sommes les ouvriers de l’Incarnation. Et ce n’est pas un problème si tout le monde ne l’entend pas de cette oreille.

Nous n’avons jamais attendu que les hommes ouvrent les yeux sur leur humanité pour commencer notre ouvrage – ce n’est pas aujourd’hui que nous allons désespérer.

C’est notre visée, notre idéal. Notre utopie, diraient certains, mais je leur tire la langue.

5

à Capucine

D’imperceptibles déplacements, dans le calme des écarts du monde, l’amour au bord des lèvres, et dans le ventre une parole qui se dévoile, à mots couverts, encore masquée, sans témoin ni spectateur, par même un chien cette fois pour remuer la queue. C’est la porte étroite à côté de laquelle je m’étais assis des années auparavant, ma Voie, qui n’attendait que ma voix, et un corps pour la porter.

L’amour, au frisson de l’interdit, du démesuré, là où les cadres débordent d’eux-mêmes et nous rejettent sur le pavé des songes. On dit que la plage n’est pas loin… Une bagatelle pour un massacre. Je n’ai jamais chanté, mon Dieu, cet amour qu’on dit être le seul véritable. Je l’ai senti plus d’une fois éclore dans mon cœur comme une bulle de savon, j’ai vu que cela était possible – mais comme c’est difficile, chaque jour, à réaliser.

Dans mon âme, non, je ne chantais pas cet amour. Je connaissais ses larmes, ses rumeurs tragiques incessantes – nos chansons sont souvent tristes, parce que nos illusions sont toujours déçues et qu’il y a surtout des illusions dans nos histoires d’amour. Et les sacrifices qui vont avec. Les poètes et les sages ont longtemps prié leurs dieux la tête et le cœur à l’envers. Nous ne sommes pas mieux disposés, avec nos cœurs en lambeaux.

Je disais à mon âme : « Je ne chanterai que l’amour – des histoires que je me raconte. Je ne veux pas d’un autre amour que celui-là ! » Mon âme se taisait, attendant que je regagne à mon tour le silence. Que savais-je de mon amour et de mon chant ? Elle me chantait une autre histoire, un amour si vaste que je ne pouvais l’imaginer, et qui commence ici, maintenant, dans le secret de mon cœur – de peur qu’il ne se brise ?

Mais, de même que toute brisure, finalement, n’a jamais eu besoin que de supports pour se produire ; de même l’amour se manifeste à travers des moments de vérité qui sont toujours-déjà le passé d’une expérience sans cesse recommencée, des instants qui passent et ne font que passer, sans que la vérité ni l’amour ne passent. C’est quelque chose de simple que j’énonce-là, mais je ne crois pas qu’il y ait, pour l’heure, de proposition plus essentielle.

Quand tu viens te jeter dans mes bras et que tu m’embrasses, comme ça, sans pudeur, sans te soucier de ceux qui ont des yeux pour voir ce qui ne les regarde pas, quand tu me dis « Je t’aime » sans que je sache à quoi tu penses quand tu te risques à ce jeu-là, crois-moi, je tremble comme j’aurais tremblé si j’avais eu le même âge que toi – et je crains de n’être pas assez père pour savoir accueillir le présent que tu me fais.

Toutes les raisons du monde pour ne pas emprunter cette voie, mais elles sont nombreuses les digues qui cèdent au passage de la vague. Là où je sens que tout est juste, même si je ne sais pas comment le dire.

Toutes les raisons du monde, mon Amour, et pas une qui ne tienne. Un ouragan ne nous déracinerait pas – alors une rumeur…

C’est un risque à prendre.

Camps de libération conditionnelle, été 2020.

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