Réflexions sur la notion de « péché originel »

Réflexions sur la notion de « péché originel »

« Nous savons que par un seul homme, le péché est entré dans le monde, et que par le péché est venue la mort ; et ainsi, la mort est passée en tous les hommes, étant donné que tous ont péché.

Avant la loi de Moïse, le péché était déjà dans le monde, mais le péché ne peut être imputé à personne tant qu’il n’y a pas de loi.

Pourtant, depuis Adam jusqu’à Moïse, la mort a établi son règne, même sur ceux qui n’avaient pas péché par une transgression semblable à celle d’Adam. Or, Adam préfigure celui qui doit venir.

Mais il n’en va pas du don gratuit comme de la faute. En effet, si la mort a frappé la multitude par la faute d’un seul, combien plus la grâce de Dieu s’est-elle répandue en abondance sur la multitude, cette grâce qui est donnée en un seul homme, Jésus-Christ.

Le don de Dieu et les conséquences du péché d’un seul n’ont pas la même mesure non plus : d’une part, en effet, pour la faute d’un seul, le jugement a conduit à la condamnation ; d’autre part, pour une multitude de fautes, le don gratuit de Dieu conduit à la justification.

Si, en effet, à cause d’un seul homme, par la faute d’un seul, la mort a établi son règne, combien plus, à cause de Jésus-Christ et de lui seul, régneront-ils dans la vie, ceux qui reçoivent en abondance le don de la grâce qui les rend justes.

Bref, de même que la faute commise par un seul a conduit tous les hommes à la condamnation, de même l’accomplissement de la justice par un seul a conduit tous les hommes à la justification qui donne la vie.

En effet, de même que par la désobéissance d’un seul être humain la multitude a été rendue pécheresse, de même par l’obéissance d’un seul, la multitude sera-t-elle rendue juste. »

Épître de Saint Paul aux Romains, 5, 12-21.

I.

Le péché du monde

Est-ce que le péché peut constituer une cause qui expliquerait le monde dans lequel nous sommes, comme « fruit du péché » ? Parce que nous avons péché devant Vous, Seigneur, nous sommes comme exilés au sein de notre propre royaume. Ou bien c’est notre royaume qui est en exil. Il y a des évidences qui ne nous effraient plus depuis longtemps : le péché du monde. Il ne faudrait plus en parler. Pourtant, quand on ouvre les yeux, quand on ouvre son cœur, comment ne pas voir que nous vivons dans le péché ? La destruction de la nature, la pollution des sols et des eaux, l’empoisonnement de l’air et du sang, la destruction des tissus sociaux, le déchirement de nombreuses familles, la violence consubstantielle aux déplacements massifs de populations et à l’appauvrissement tout aussi massif d’autres, et la guerre qui gronde, qui gronde, mais que ne fait encore que gronder. Cela n’est pas un fléau de Dieu, mais le péché sous l’emprise duquel nous vivons depuis si longtemps que nous en avons fait l’état normal des choses, et duquel il nous semble devenu impossible de nous soustraire. Commençons par nommer les phénomènes selon leur nature.

Par le péché, la mort est entrée dans le monde, et avec elle son cortège de souffrances, de maladies, de corruption. Ce n’est pas rien comme pensée. Ce n’est pas seulement la nature humaine qui est corrompue par le péché, mais c’est toute la nature, pour ne pas dire plus radicalement la Création – puisque la Création est faite pour l’Homme (qui en est le gardien) et pour le Fils de l’Homme (qui en est le maître). En entrant dans l’homme, en ouvrant une brèche, on ne dira jamais assez combien le péché (l’orgueil et la souffrance de l’homme) a mis en péril l’équilibre de l’univers visible et invisible. Le péché, c’est-à-dire la division. Et c’est à l’aune de cette brèche que nous devons envisager notre responsabilité, notre part humaine dans l’édifice monstrueux du péché, la croix que nous sommes venus porter.

Le péché originel n’est pas un « péché de nature », autrement dit ce n’est pas un péché de la chair. C’est un péché de la volonté, de l’esprit et contre l’esprit ; il est donc de nature spirituelle ; c’est donc de la nature spirituelle de notre responsabilité – de notre croix – dont nous devons nous saisir.

Ce n’est pas à cause de l’homme que le péché (la mort, la division, la séparation, la souffrance) est entré dans le monde, mais c’est par l’homme. Et c’est par l’homme, aussi bien qu’en l’homme, qu’il prolifère jusqu’aujourd’hui. L’homme n’est pas seulement coupable, il est responsable, ce qui est très différent. Il ne lui est pas demandé de ployer indéfiniment sous le poids de son remord, mais de prendre sa responsabilité, sans accuser son frère, ni l’étranger, ni même le diable, mais en priant pour ses ennemis et pour ceux qui le persécutent.

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Par un seul homme le péché est entré dans le monde. Et parce que nous sommes tous fils de cet homme-là, nous sommes nous aussi entrés dans le péché en venant au monde.

Mais par un seul homme, aussi, est venue la rédemption du genre humain. Il a racheté notre sang au prix du sien. Et si, par le péché d’un seul, la mort est entrée dans le monde, et par là toute la Création fut corrompue ; par le sacrifice d’un seul, non seulement la Création entière est restaurée, rachetée aux yeux du Père, réconciliée avec Dieu – et l’homme avec elle ‒, mais encore la mort, en tant que « dernière ennemie », est vaincue. C’est ainsi que, en suivant l’enseignement de Saint Paul, la Création et l’âme humaine se trouvent, du fait de la restauration, dans un état préférable, plus proche de l’image de Dieu, dans une plus grande ressemblance, une plus grande perfection, que ne l’était le premier homme avant la Chute.

« Dieu, qui avez admirablement fondé la dignité de la nature humaine et l’avez restaurée plus admirablement encore : donnez-nous, par le mystère de cette eau et de ce vin, d’avoir part à la divinité de celui qui a daigné partager notre humanité, Jésus Christ, votre Fils, notre Seigneur, qui, étant Dieu, vit et règne avec vous dans l’unité du Saint Esprit, dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il » (Prière du l’Offertoire selon le Canon de la messe du Missel de 1962.)

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Le Christ est venu, comme un agneau immolé. Celui qui enlève le péché du monde.

Et l’on pourrait se demander ce que cela change, puisque depuis deux mille ans les hommes n’ont cessé de vivre de la même terreur. Nous croyons, au contraire, et nous proclamons, que cela change toute. Et nous allons le proclamer de plus en plus.

Il y a des questions qui se posent, qui ne sont pas simples à résoudre.

Premièrement : le Christ est venu dans un monde qui ne connaissait pas le péché, qui était étranger au mystère de l’iniquité. Parce que la lumière n’était pas encore parvenue jusqu’à lui, ses œuvres demeuraient dans l’ombre, et alors on ne se posait pas de problèmes, ou du moins pas ceux-là. Les hommes obéissaient à leurs traditions, aux lois et aux coutumes de leur milieu naturel et social. Les bonnes actions comme les mauvaises étaient déterminées selon des critères, qui étaient faits de la main et du cerveau de l’homme. Nous avons pu reconnaître et rencontrer cette tendance, sous différentes formes, dans toutes les communautés humaines connues et étudiées ; elle marque à la fois la spécificité de la nature humaine, en quoi elle se distingue radicalement de la nature animale, bien qu’elle en participe d’une certaine manière, à la fois son universalité.

J’écrivais, autrefois, qu’au temps venu de la fin, nous fermerions une fois pour toutes le Livre de notre histoire sacrée et que nous nous donnerions enfin les moyens de passer à autre chose. La vérité, c’est que nous n’avions pas commencé à la lire. Nous avions renoncé à ce que nous ne connaissions pas, que nos parents ne connaissaient pas non plus. Les trésors des Saintes Écritures et de la liturgie, cela semble avoir été longtemps un domaine réservé, sous bonne garde. Mais ce n’est plus le cas aujourd’hui, tout est accessible, sans trop de difficulté.

C’est l’une des réalités de notre temps, que nous commençons tout juste à ouvrir notre Livre, à l’ouvrir à la bonne page et à l’interroger dans le bon sens : peut-être n’est-il pas devenu notre Livre sans raison ?

Nous ne cessons de revenir à ce que notre siècle comporte de radicalement nouveau, et qui ne cesse d’être porteur d’espérance.

Il fallut, nous aussi, nous préparer avant de recevoir la Révélation pleine et entière de Jésus-Christ, en un sens nous éduquer, et cela ne s’est pas fait du jour au lendemain.

Notre nation, pas plus que notre civilisation, ne sont chrétiennes dans leur fondement historique. Nous venons d’abord d’un secret mélange entre les forêts barbares de Germanie et l’Imperium Romanum. Je ne crois pas non plus que le peuple de France, pas plus que les autres peuples européens, fut plus chrétien de cœur et d’esprit que nous pourrions le devenir aujourd’hui. Mais nous sommes appelés à devenir chrétiens, aujourd’hui sans doute plus que jamais auparavant.

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Dieu n’a jamais abandonné son peuple, c’est toujours son peuple qui s’est détourné de lui, pour se livrer au jeu des idoles ou pour adorer l’œuvre de ses mains ; pour démontrer, à l’aide d’équations mathématiques d’une rigueur diabolique, l’inexistence du Créateur et de sa création. Mais Dieu, lui, notre Dieu, n’a jamais cessé de nous donner son amour, comme au commencement, de faire lever son soleil sur les justes et les injustes, de faire pleuvoir sur les bons et sur les méchants. C’est, en somme, toute la tension dramatique des Écritures, cette relation d’amour orageuse entre l’Homme et son Dieu.

Individuellement aussi, personnellement, nous nous sommes soustraits, afin que cette expérience négative du ciel vide, de l’absence de Dieu, ne soit pas qu’une expérience de pensée, un jeu pour les esprits malins, mais que nous la portions douloureusement dans notre chair, que nous y trouvions notre croix, afin que le péché – qui est l’acte de la volonté par lequel nous nous retirons en conscience de la grâce de Dieu – nous apparaisse selon sa véritable nature de péché, qui est bien au-delà de la simple transgression morale de la règle, à laquelle nous avions finit par réduire la notion de faute.

II.

Le règne de la grâce

Nous, nous sommes nés sous le règne de la grâce. Mais cela ne se voit pas dans les apparences. Dans les apparences, nous voyons un monde qui meurt parce que nous l’avons asphyxié, détruit ; un corps rongé par toutes sortes de maladies parce que nous ne prenons pas soin de lui ; un esprit qui déraille et qui tourne en rond dans sa névrose, parce que nous le soumettons régulièrement à des tortures et des empoisonnements ; le cœur en lambeaux, sec comme un coup de trique, que ni la pluie ni les larmes ne viennent plus arroser, d’où ne vient plus cette boue salutaire de laquelle tout fut formé et qui pourrait, une fois encore, le rassembler en un seul morceau de chair, où de nouveau pourrait gonfler un souffle de vie.

Alors nous ouvrons les yeux sur les apparences avec grande frayeur, colère et tristesse, et nous songeons, avec amertume, que nous sommes plus éloignés de la grâce, du salut, qu’aucune génération d’hommes avant nous.

Que nous portions notre regard sur le monde ou en nous-mêmes, ce n’est pas la grâce que nous rencontrons en premier. Les premières demeures de l’âme, ne sont pas celles où l’on rencontre le plus le lumière, ce sont, au contraire, celles où l’on rencontre le plus de ténèbres, le plus d’obstacles, où la lumière, certainement, mettra le plus de temps à parvenir. Ce sont aussi, pour ces raisons, les plus voraces et les plus dangereuses, celles où nous avons disposé tous nos pièges et tous nos miroirs. Ces souffrances infinies, que l’on rencontre dans les apparences et qui semblent recouvrir le monde et notre monde de ses ténèbres, nous apparaissent comme faisant objectivement obstacle à la lumière, à la grâce ou à l’amour de Dieu – qui est aussi l’amour des hommes entre eux.

Si des obstacles apparaissent, c’est que la lumière fait son œuvre. La lumière, c’est l’Esprit Saint, qui nous fut donné à profusion, sans que nous n’ayons rien demandé, alors qu’il fallait une initiation spéciale, souvent longue et difficile, aux hommes des temps anciens.

Ainsi, cette lumière est à l’œuvre dans le monde, c’est-à-dire qu’elle est à l’œuvre dans notre cœur, parce que ce n’est pas une lumière physique, mais une lumière spirituelle. Elle est l’Esprit de Dieu, c’est-à-dire son Amour, qui nous fait connaître sa Sagesse, c’est-à-dire son Verbe, et nous permet de contempler les prémisses de la splendeur du Père, qui est la source de toute lumière, de toute sagesse, l’origine de toute origine, qui est profusion d’amour. Elle nous apprend à contempler la splendeur du Père dans la splendeur de la Création, qui est comme son reflet, son image, dans un chant d’oiseau, le verdissement de l’herbe, la course des astres, les larmes d’une fleur, et jusque dans le moindre petit battement de notre cœur, afin qu’en chacun des êtres dont nous nous approchons, dont nous croisons simplement le chemin, nous puissions faire la rencontre de l’Être éternel qui est notre seul cause commune, Lui vers qui, inlassablement, nous revenons, Lui en qui, amoureusement, avec tout l’effroi de la jeune fiancée s’approchant de l’autel dans un temps infiniment suspendu, nous nous anéantissons, où toute la splendeur de la Création, jusqu’à la splendeur des Anges, viendra s’anéantir…

Il est inévitable que, se manifestant, la lumière manifeste aussi tout ce qui lui fait obstacle, qu’elle dévoile ses ombres, ses ténèbres ; et plus la lumière progresse, plus les ténèbres se font visibles. C’est cela qui se produit au Jour de la Création : le monde est enveloppé dans les ténèbres, que la lumière vient éclairer, autrement dit vient rendre visibles. C’est tout le processus qui s’accomplit dans la durée de ce Jour unique (comme le Fils est unique) de la Création : Dieu vit que la lumière était bonne ; Il sépara la lumière des ténèbres ; Il appela la lumière « Jour » et les ténèbres « Nuit ».

Le même processus s’accomplit en chacun de nous, depuis le premier homme, le temps que nous apprenions à choisir (à vouloir, à aimer, à désirer) le bien et à rejeter le mal. Mais pas pour des raisons morales, de pure obéissance aveugle et abstraite, mais purement et simplement par amour de Dieu, qui est notre seul vrai bien pour l’éternité. Il s’accomplit en chacun de nous, selon nos trajectoires personnelles, selon une dramaturgie qui nous est propre. Ainsi, avant même que nous venions au monde, dès l’instant de notre conception, nous nous trouvons dans une certaine configuration de péché (alors même qu’il n’y a aucune faute personnelle de la part de l’être à venir, le péché étant entendu ici en son sens générique) que la sagesse de Dieu, pourvu qu’elle soit transmise ou reçue, n’aura de cesse d’éclairer, à mesure qu’elle progressera dans l’âme de chaque individu ou que l’âme de chaque individu progressera vers la lumière. Ce processus, ce travail se réalise à la mesure des capacités et des forces de chacun, selon son rythme propre, selon, aussi, l’inclination de sa propre volonté, ce qui est souvent le plus difficile : car c’est là que s’accumulent le plus d’obstacles réels à la Volonté de Dieu.

Ce travail s’accomplit également en nous, au titre que nous sommes une humanité une, comme partageant une même et unique nature, la nature humaine, à laquelle nous collaborons les uns et les autres, comme les membres d’un seul corps, dont la tête est le Christ, en tant qu’il a partagé notre humanité. Comme si nous étions, tous ensemble, dans notre rapport les uns avec les autres et dans notre rapport avec la Création (qui sont les deux termes de notre rapport avec Dieu) un seul être : l’être humain. Comme si nous étions et n’avions cessé d’être le premier homme de la Création, l’Adam, celui qui, dans sa rencontre avec ses ténèbres, dans sa mort, dans son sacrifice, enfantera du Christ-Dieu.

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Il est important de comprendre que nous naissons tous, que nous sommes conçus dans une certaine configuration de péché. Selon la doctrine catholique, seule la Vierge Marie, par la grâce, en vue de ses mérites au pied de la Croix, fut conçue hors du péché. C’est là un grand mystère que nous n’allons pas prendre le risque d’aborder pour le moment. Le péché est comme une tare qui se transmet de génération en génération, parce que ce n’est pas dans sa chair, autrement dit dans son individualité, mais dans sa nature, dans son essence, que l’être est blessé. Nous naissons tous également dans une certaine « configuration de la grâce », plus délicate, moins immédiatement discernable ; mais non parce que la grâce se transmet, avec le patrimoine génétique, et qu’elle progresse ainsi de génération en génération, mais parce qu’elle est toujours à l’œuvre dans l’œuvre de ceux qui la font vivre : la grâce ne se transmet pas comme se transmet le péché, ou comme se transmettent génétiquement telle faculté ou telle maladie, elle n’est pas héréditaire. Comme grâce, elle est un don gratuit de Dieu, dont il nous gratifie ou non, selon sa Bonne Volonté. Bien que peuple choisi, tous les Hébreux ne trouvèrent pas grâce aux yeux du Seigneur, et leur plus grand mérite ne fut pas tant de s’être bien comportés selon la Loi, que d’avoir su conserver vivante l’Alliance ; sans doute en va-t-il rigoureusement de même pour le peuple des Chrétiens.

Lorsque nous disons que la grâce peut se transmettre, nous entendons que nous pouvons en favoriser le travail chez nos frères, chez nos enfants comme en nous-mêmes, par une patiente et constante éducation qui, elle-même, s’appuie sur les trésors de la Tradition, ainsi que sur une pratique religieuse des œuvres de la foi et de la foi en ses œuvres. Nous pouvons coopérer, comme le dit Saint Paul, à l’édification de l’être humain, qui est l’œuvre de l’Esprit Saint en nos cœurs, par le don de la Parole de Dieu, car c’est un don qui à notre portée et qui ne coûte pas trop cher.

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Arrêtons-nous un instant sur cette pensée, que le péché des origines fut commis pour ainsi dire en pleine conscience, par nos Premiers Parents, particulièrement par Adam, qui n’a pas pour lui l’excuse d’avoir été séduit. Élargissons cette proposition : c’est toujours en conscience, en proie à la même séduction du même vieux serpent (depuis le temps qu’il rampe), ou de celui qui aura été séduit par le serpent… que nous commettons le péché. On ne pèche jamais par ignorance. Que nous commettions une injustice ou que nous la subissions, nous n’entrons pas dans le domaine du péché sans en avoir conscience. Même un tout jeune enfant, qui respire dans son être l’innocence même, et qui subirait une horrible agression, entrerait dans le domaine du péché en toute conscience, même si cette conscience était par la suite refoulée. Même alors qu’il serait la plus innocente victime. Cela parce que le péché des origines a blessé la nature humaine de telle sorte que nous sommes marqués de cette déchirure dès notre conception, une blessure qui est en nous comme une mémoire plus ou moins vive, et que le monde sollicite hargneusement dès avant notre naissance. C’est par cette déchirure, par cette porte, que le mal fait son apparition ; comment expliquer autrement qu’un tout jeune enfant puisse être victime d’une sordide agression, ou n’importe laquelle des âmes innocentes qui vivent dans ce monde, s’il n’y avait une telle porte ? Et c’est parce qu’il y a cette déchirure, entre l’âme et le corps de l’homme, que nous sommes appelés à vivre l’expérience de la souffrance, de la maladie, de la faiblesse, de la mort, etc., comme un sacrifice d’expiation pour ce mal dont nous sommes faits, et dont le Seigneur nous a délivré en nous montrant le chemin, en nous enseignement le sens douloureux et profond de la miséricorde de Dieu.

Il nous faut ici préciser que « le domaine du péché » ne couvre pas seulement ni exclusivement le domaine de notre vie morale et affective, même s’il le recouvre entièrement. Il s’agit du domaine de la relation ontologique entre l’homme et son Dieu, entre le Créateur et sa créature. C’est cette relation première, originelle ou principielle, qui est brisée par le premier péché (originel ou principiel), et qui, bien que restaurée dans son principe, plus admirablement encore qu’elle ne l’était à l’origine, se trouve encore perceptiblement en état de déséquilibre, deux mille ans après la mort du Rédempteur (deux mille ans de nos jours). L’idée qu’un homme qui commet l’injustice offense son prochain – et, à travers son prochain, le Créateur – et qu’il se retranche lui-même du nombre des justes s’il s’obstine à ne pas réparer son offense, ne nous paraît pas aller contre le droit naturel ; de même l’idée que le pauvre qui subit l’injustice trouve pour cela en Dieu un ami et un défenseur. Je ne dis pas que cela n’est pas exact, je dis d’une part, et l’Écriture nous l’enseigne en de nombreux passages, que les apparences sont souvent plus complexes qu’elles ne paraissent ; d’autre part, que ne nous comprenons les choses, les phénomènes, les apparences, justement que sous cet angle-là : du point de vue de la morale, sous-entendu de la morale humaine, qui n’est pas naturellement conforme à l’ordre voulu par la justice de Dieu. « Seigneur, est-ce lui ou bien ses parents qui ont péché pour qu’il soit aveugle de naissance ? – Ni lui, ni ses parents, répond le Seigneur, mais c’est pour que les œuvres de Dieu soient manifestées. » Le domaine du péché, c’est le domaine qui se tient hors de la justice de Dieu.

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Notre décision, notre libre choix, en conscience, l’acte propre de notre volonté. C’est là-dessus que repose le socle de notre idée de liberté. Liberté qui, selon le droit naturel, est sans limite ; qui va jusqu’à pouvoir transgresser l’ordre qui la fonde. Celle du premier Adam comme la nôtre. Deux voies s’ouvraient devant l’homme, devant sa conscience : celle de la libre obéissance, qui consacre la liberté des enfants de Dieu, et celle du libre arbitre, en réalité l’esclavage. Bien sûr, il n’est pas exact, pour le premier Adam, de parler de « libre obéissance », puisqu’il n’avait pas encore fait l’expérience de la proposition inverse. Il serait plus juste de parler d’obéissance naturelle. Il avait le choix d’obéir, mais il a dû le découvrir en choisissant une autre voie. On parlera de libre obéissance pour le Christ, « qui s’est fait obéissant jusqu’à la mort, et la mort sur la croix » ; et pour nous, qui par le Christ avons hérité du choix de la libre obéissance ou du libre rejet de la grâce, dans des conditions spirituelles très différentes de celles dans lesquelles furent précipités Eve et Adam.

Le concept d’obéissance n’est pas plus apprécié que celui de combat chez les adeptes de la spiritualité contemporaine, qui veulent les grâces de la communion avec Dieu, mais sans avoir à pratiquer le chemin. Quant à nous, nous nous mettons à l’école de Sainte Thérèse d’Avila et de Saint Jean de la Croix : nous désirons ardemment le chemin, et nous désirons autant son exigence parce que les deux sont inséparables, et plaise à Dieu de nous combler de ses grâces, ou de n’en nous point combler. L’obéissance est à ce point fondamentale, dans la relation ontologique de l’homme avec son Créateur, qu’elle est en quelque sorte le seul commandement, l’unique règle à respecter, de laquelle découle toutes les autres. Certains objecteront que cette relation fondamentale est d’amour et de confiance, plus que d’obéissance ; mais c’est justement parce qu’elle est relation d’amour et de confiance (qui vient de Lui avant que de venir de nous) que nous pouvons choisir, décider, accepter, librement, de Lui obéir, pour ainsi dire en fermant les yeux, à l’exemple du Fils Jésus, dont la nourriture, la vie même, était de faire la volonté de son Père.

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Le combat contre le péché est un aspect essentiel de notre vie, mais pas comme contre une force que l’on pourrait opposer à la lumière de Dieu et qui pourrait la vaincre, mais avec cette compréhension simple, selon laquelle le « mal » ne règne qu’en l’absence de Dieu. Dieu nous a rachetés a grand prix, par les mérites du sacrifice de son Fils unique. C’est une de ces vérités incompréhensible que nous donne à méditer l’Apôtre Paul, et qu’il faudrait expliquer aussi longuement aujourd’hui qu’il y a quinze siècles. Et nous sommes, nous aussi, devenus un peuple dur d’oreille, à cause de tout le bruit que nous faisons.

Le péché agit en nous comme un aiguillon, lorsque nous ne sommes pas ouverts à la grâce. L’aiguillon de la mort, la fameuse morsure de conscience dont parlait Nietzsche. Et nous sommes pécheurs. Si nous disons que nous sommes sans péché, comme l’écrit Saint Jean, nous sommes des menteurs et nous faisons de Lui un menteur. Le péché travaille en nous, il creuse ce qu’il doit creuser, il précède le travail de la lumière, en un sens il le prépare. Attention, cela ne fait pas du « mal » une force positive. Mais c’est parce que la mort aussi fait son œuvre, que Dieu se retire et lui laisse sa pleine et entière souveraineté. Ainsi le péché travaille en nous, nous creuse les reins, fait son œuvre de mort : il se nourrit du vivant ; et il s’en faut de peu pour que nous ne voyions que ça, que nous laissions, nous, dans notre conscience, toute la place à cette vision ou à cette pensée entropique du vivant, où tout finalement est soumis et appartient à la mort, et que nous ne laissions point de place à la lumière, à la pensée ou à la vision de Dieu.

Mais nous sommes Chrétiens, c’est-à-dire que nous sommes nés dans le Christ, donc morts au péché, et c’est pour nous, désormais, cette conscience de l’Amour de Dieu, qui affleure dans toute sa clarté, qui doit être notre aiguillon. Et nous devons pouvoir être assez fous, à la manière de Saint Paul, pour proclamer cette vérité de notre espérance et de notre foi, fous dans l’espérance, fous dans l’amour. Fous d’amour pour Dieu et fous de l’amour de Dieu. Cette folie de Dieu que l’amour nous commande, et pour laquelle je me demande souvent si je ne suis pas devenu trop vieux ou trop sec… Mais le Seigneur nous réserve les forces de son Esprit Saint, pour que nous lui réservions, nous, tout notre être.

Printemps-été 2023

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