Les coupes de la colère de Dieu

Les coupes de la colère de Dieu

« 1… Alors je vis un astre qui du ciel avait chu sur la terre. On lui remit la clef du puits de l’Abîme. 2 Il ouvrit le puits de l’Abîme et il en monta une fumée comme celle d’une immense fournaise – le soleil et l’atmosphère en furent obscurcis – 3 et de cette fumée, des sauterelles se répandirent sur la terre ; on leur donna un pouvoir pareil à celui des scorpions de la terre. 4 On leur dit d’épargner les prairies, toute verdure et tout arbre, mais de s’en prendre seulement aux hommes qui ne portaient pas sur le front le sceau de Dieu. 5 On leur donne, non de les tuer, mais de les tourmenter durant cinq mois. La douleur qu’elles provoquent est celle d’une piqûre de scorpion. 6 En ces jours-là, les hommes rechercheront la mort sans la trouver, ils souhaiteront mourir et la mort les fuira !

« 7 Or ces sauterelles, à les voir, font penser à des chevaux équipés pour la guerre ; sur leur tête on dirait des couronnes d’or, et leur face rappelle des faces humaines ; 8 leurs cheveux, des chevelures de femmes, et leurs dents des dents de lion ; 9 leur thorax, des cuirasses de fer, et le bruit de leurs ailes, le vacarme de chars aux multiples chevaux se ruant au combat ; 10 elles ont une queue pareille à des scorpions, avec un dard ; et dans leur queue se trouve le pouvoir de torturer les hommes durant cinq mois. 11 À leur tête, comme roi, elles ont l’Ange de l’Abîme ; il s’appelle en hébreu “Abbaddôn”, et en grec : “Apollyôn ”. »

Apocalypse selon Saint Jean, 9, 1-11.

1

Nous vivons un temps d’épuration, prémisses de la consommation des siècles, un temps de « nettoyage des énergies » de la terre et du cœur, comme on le dit dans certains milieux. Avec le temps, avec les épreuves (qui n’en sont qu’à leur commencement), nous allons tous finir par conclure à la même évidence : nous sommes responsables de l’état dans lequel nous trouvons notre monde, en cela que nous entretenons avec lui et en nous-mêmes un rapport déréglé. C’est un grand mystère que ce dérèglement possible et quasi inévitable ; c’est cela même et précisément cela que nous appelons « le péché », au sens ontologique et non pas moral. La chair, ou le corps, n’est pas responsable du péché, il n’est pas la cause du dérèglement de notre volonté ; en réalité, il en est la première victime, en cela que c’est lui qui subit d’abord et en premier lieu les conséquences du péché de la volonté de l’homme, jusque dans les plus infimes morsures de conscience. Conséquences que l’on peut définir, de façon générique, à partir de la notion de souffrance : de la naissance à la mort, en passant par le vieillissement, la maladie, toutes les joies et les peines qui font la densité et parfois le vide de nos vies humaines. Le corps subit la tyrannie des passions et du désir autant que de la volonté, alors que ni nos passions, ni nos désirs, ni notre volonté ne savent dans quelle direction se tourner, ni en vue de quelle fin elles veulent et doivent s’organiser. De ce dérèglement initial procèdent tous les dérèglements du monde que nous pouvons observer, que nous subissons par assauts dans la conscience, que nous éprouvons dans la chair, chacun selon les conditions qui lui sont propres, et qui témoignent de notre « mauvais usage du monde », qui est un usage du monde par le mauvais, c’est-à-dire par une matérialisation inquiétante de tout le mal qu’il y a dans notre cœur. Par exemple, ce ne sont pas nos dirigeants qui sont mauvais en eux-mêmes ; mais c’est tout le mauvais qu’il y a dans notre cœur, en tant que nous sommes les membres du peuple qui se donne de tels dirigeants, qui, en s’exprimant librement et toujours depuis son point de vue, toujours en son nom propre, se concrétise dans l’apparition de tel ou tel de ces individus, qui incarnent ostensiblement, plus qu’ils ne représentent, le corrompu, le mauvais, le pervers. Et le mauvais se manifeste et se réalise selon différents aspects, différentes nuances, qui n’ont pas toujours, et même rarement, l’apparence du mauvais.

Toutes nos pollutions, visibles ou invisibles, ont pour origine ou pour source, les pollutions de notre cœur. Notre responsabilité sur cette terre, en ce monde, en cette vie, ne se réalise dans l’ordre matériel, de nos réalités affectives et sociales, que dans un second temps, selon que nous sommes ou non ordonnés spirituellement au Bien, qui est à la fois notre principe et notre fin. En sorte que ce n’est pas sur la base de l’équilibre auquel nous serons parvenus, matériellement, dans le monde, que nous parviendrons à nous équilibrer spirituellement, harmonieusement, avec le monde, avec l’ensemble des êtres et de la création : nous ne ferons jamais sur ce plan-là que bricoler ; mais c’est de notre équilibre « intérieur », « spirituel », autrement dit de notre relation à Dieu et à nous-mêmes comme à nos propres frères, que dépend le bon équilibre du monde, jusque dans ses aspects matériels les plus grossiers. C’est selon cette logique que nous devons comprendre notre « fonction » en tant qu’êtres humains. Du moins l’une de nos « fonctions ». Seulement, il faut ajouter à cela, que de nous maintenir ou de ne pas nous maintenir dans cet « état d’équilibre », d’être déréglé ou au contraire de correspondre parfaitement à l’ordre de la justice divine – qui est le principe et la fin de toutes choses – cela ne dépend pas de nos capacités, ni même de notre bon vouloir, mais en dernière instance de la bonne grâce de Dieu. Ce n’est pas une capacité que nous avons perdu en entrant dans le péché – au contraire, nous en découvrons des tonnes ! ‒ mais c’est la grâce de Dieu, l’expérience unique de son amitié, le partage inconcevable de son intimité. Avec la grâce nous pouvions tout ; sans la grâce nous ne pouvons plus rien, nous sommes livrés à nous-mêmes.

2

Nous avons ouvert les yeux, et nous avons découvert que nous étions nus. Nous en avons conçu une grande honte. Qu’avons-nous vu, après avoir mangé du fruit de l’Arbre défendu, sur quel miroir notre âme s’est-elle épanchée ? Sans doute avons-nous vu la gloire qui nous était réservée par notre Père dans les Cieux, à travers la gloire de ce comme un Fils d’homme dont le nom fut élevé au-dessus de tous les noms, bien au-dessus de la gloire même des Anges. Voilà quel était le fruit de cet étrange Arbre que Dieu avait planté dans le Jardin du Paradis, dont nous ne devions surtout pas manger, dont nous aurions peut-être pu manger un jour, mais pas avant que notre âme soit mûre. Aussitôt après cette vision grandiose, où nous avons joui et nous sommes glorifiés en nous-mêmes d’être une telle créature, si aimable et si curieuse en même temps, à la destinée si grande que même les Anges ne la comprennent pas, voici que la vision s’estompe. Cela fait comme un voile qui se retire et qui fait apparaître le monde à nos yeux, non pas dans son émerveillement divin, mais dans sa froideur, sa cruauté, sous la domination de la souffrance et de la mort, les passions elles-mêmes dominées par la peur.

Le voile qui se retire, ce n’est pas une illusion qui cachait la réalité, mais c’était une grâce qui épargnait à l’homme, à son esprit, la profondeur et le danger de son ignorance. Car l’homme, dans sa condition initiale, est nu. Il est sans vêtements, mais il est surtout sans défense, sans connaissance et sans instinct. Il apparaît, sous ce rapport, comme le plus défavorisé des animaux, exactement comme le sont les nouveaux-nés. Car dès son origine, l’homme n’a pas été fait pour vivre seul selon sa propre puissance, comme le peuvent, dans une certaine mesure, les animaux ; mais il a été fait pour vivre des dons de Dieu, et plus encore que de ses dons ou de sa grâce (car les animaux aussi vivent parfaitement des dons et de la grâce de Dieu), de son amitié, de ce don au-dessus de tous les dons (le par-don), qui est de vivre dans une intimité toute particulière, toute personnelle, avec le Créateur. C’est cela qui se retire avec le voile de la conscience, cette relation d’amitié, de confiance ontologique, filiale, entre le Seigneur et cette misérable créature qui aura éprouvée un instant la folie de se prendre pour Dieu.

Ce n’est pas seulement d’avoir désobéi, mais d’avoir douté de Sa parole, d’avoir douté de Son amour, c’est cela qui constitue l’offense première, celle qui exigera des hommes et jusqu’à la fin des temps des sacrifices d’expiation pour le péché du monde, qui rendra nécessaire la Loi, les Prophètes et la Croix de notre Seigneur Jésus Christ, et par laquelle le Diable, le Satan, l’Antique Serpent, nous tient sous sa domination depuis la fondation du monde. C’est d’avoir brisé la relation de confiance ontologique, primordiale, en ouvrant la porte à cela même qui ne devait pas entrer : le doute, le soupçon, la peur, et tous les poisons du cœur qui découlent de cette première brisure. Ce quelque chose qui rentre, ce « péché des origines », n’est d’ailleurs pas quelque chose, mais se produit là où manque l’amour et la confiance dans l’être, ou quand cet amour se fait « adultère ». Par le péché, nous avons brisé la relation d’amour et de confiance ontologique ou primordiale, qui nous unissait à la Divinité, non seulement comme à notre Créateur, mais comme à notre Père ; en conséquence de quoi, selon sa Justice, il devait nous retirer son amitié, sa grâce, son Esprit Saint, et nous laisser notre demeure telle que nous désirions la conquérir.

Ӂ

Avant que ce drame ne se produise, au seuil de notre humanité, Dieu aimait, comme le Christ aujourd’hui dans son Église, se promener dans le Jardin qu’il avait planté en Éden. Il se réjouissait du bonheur de sa création et il se plaisait en la compagnie de l’homme, sa créature, avec qui il venait converser dans la brise du soir, en faisant entendre sa voix dans les murmures du vent. Et l’homme l’entendait, il comprenait que c’était Lui et se réjouissait de l’entendre. Alors il se précipitait en courant, en sautant d’arbre en arbre s’il le fallait – car il était alors très agile – jusqu’au sommet des plus hautes montagnes, lorsque approchait le soir ou le matin, le cœur en liesse, pour écouter la voix du Seigneur son Dieu, à laquelle il répondait fidèlement par des chants, des danses et des sacrifices de louange. Et toute la Création se glorifiait dans ce dialogue entre l’homme et Dieu. C’était une merveille. Jamais il ne serait venu à l’esprit de cet homme-là, d’avoir peur de Dieu au point d’éprouver le besoin de se cacher en sa Présence, d’avoir honte d’être tel que le Seigneur l’a fait, avec ce corps tout nu, qui semble si loin de l’image et de la ressemblance du Créateur.

3

Connaissons-nous mieux Jésus-Christ aujourd’hui, sommes-nous devenus ses serviteurs ou ses amis, est-il devenu pour nous le seul berger, celui dont nous reconnaissons la voix et qui nous appelle par notre nom, notre nom secret, que nous ne connaissons pas, que Lui seul connaît et qui nous sera dévoilé au moment venu ? Il s’en est fallu de peu pour que nous nous laissions séduire par des sirènes plus bruyantes et plus lascives. Le mal était aux portes, il léchait les vitrines, il se faisait volontiers mendiant, comme l’amour. Saint Paul nous l’enseigne : Satan sait se déguiser en Ange de lumière, il se souvient de tous les trucs, il connaît la partition par cœur, il joue son rôle à la perfection – et les hommes n’y comprennent jamais rien. Quand il s’attaque aux élus de Dieu, il ne lésine pas sur les moyens, et nous prenons part alors aux tentations du Christ dans le désert : « Si tu es fils de Dieu… » S’il ne parvient pas à vous séduire par des promesses de fausse gloire, de puissance ou de domination sur le monde, il vous accablera alors sous le nombre de vos péchés ; si votre foi n’est pas assez solide, il vous empoignera par toutes les peurs qui pourraient vous conduire au désespoir : et si tout ça n’était que vaine espérance, mensonge ?… alors nous serions les plus malheureux d’entre les hommes. Ou si encore votre âme s’est approchée (ou s’est laissée approcher) de la Vérité, et que le démon ne peut plus la tromper sur ce point, il lui restera toujours la possibilité de jouer avec les leviers de votre (mauvaise) conscience, avec les blessures de votre cœur, à qui la foi en Dieu n’interdit pas de souffrir : « Oui, tout cela est vrai, vous susurrera-t-il, le Ciel, les Anges, la Résurrection des morts à la Dernier Heure, mais regardez l’état pitoyable de votre âme : vous êtes une proie si facile des démons que toute la force des Anges et toute les grâces de Dieu ne suffiraient pas à vous en arracher pour vous faire parvenir au Royaume des cieux – et je ne parle pas d’en franchir les portes ! »

Voilà à quel jeu le diable joue, sournoisement, la guerre acharnée qu’il mène aux enfants de Dieu depuis la fondation du monde, et qui a pris une dimension nouvelle au cours des derniers siècles. Il était nécessaire que cette guerre prît une dimension nouvelle, puisque nous parvenions à un terme nouveau sur l’horloge des Derniers temps, et que le vieux serpent lui-même savait que le temps lui était compté : « Ce que tu dois faire, fais-le vite », dit le Fils au diable qui s’était épris de l’Iscariote. C’est un jeu de celui qui place ses pions, saisi dans sa dimension cosmique inévitable, que nos pauvres événements humains peinent à concrétiser. Les Saintes Écritures sont essentiellement tissées autour de la trame de ce « jeu », en lequel le peuple des enfants de Dieu se trouve comme prisonnier ou pris au piège, comme l’était l’âme des Hébreux, l’âme que YHWH avait mis dans son peuple, en pays d’Égypte, pays de servitude. Je dis bien l’âme des Hébreux, car s’il n’y avait eu Moïse, en qui YHWH accomplit tant de signes et de prodiges, les fils de la Promesse n’auraient plus été les fils de rien du tout. Mais l’âme des Hébreux, l’âme des profondeurs, criait vers le Ciel et du Ciel criait vers leur conscience, comme aujourd’hui l’âme des enfants de Dieu.

Nous savions que c’était une guerre, et nous voulûmes y plonger, avec toute la convoitise des héros de roman. Nous n’étions pas sans tâche, nous ne manquions pas de plaies à éprouver au feu de l’orfèvre, des désirs tenaces comme une maladie, et des distances à éprouver, des déserts, des mondes asséchés, arides, et des cœurs qui se désenchantent ; il y avait un fleuve, que des mains suppliantes nous enjoignaient de franchir, sur les rives d’un amour naissant où nous transportions nos prières comme notre seul trésor. Nous croyions alors que nous étions les derniers, les seuls, qu’il ne restait plus que nous, que tous les autres avaient renoncé, pour une raison ou pour une autre. Et s’il ne restait que nous, craignions-nous devant le Seigneur, alors il ne restait pas grand-chose. Quelque vestige, quelque cendre, quelque braise emportée dans un souffle, qui se serait apparemment posée n’importe où, sur un cœur opportun, emporté et inquiet, qu’une folle espérance ne cesse d’étreindre depuis les commencements. Mais peut-être que cela suffit, quelque braise, une folle espérance, un homme qui se tient debout, une âme qui se souvient, aux premiers frémissements de l’aurore, de rendre grâce à Dieu, quelles que soient les épaisseurs de sommeil et les siècles d’aveuglement qu’il lui faille traverser. Une seule âme qui porte la lumière jusqu’au cœur des ténèbres (de ses ténèbres) et le monde est sauvé. Et le monde est transformé.

Peut-être que ce fut notre épreuve, de savoir renoncer pour ne point renoncer. Car on ne saurait faire les choses à moitié, une fois que l’on a donné son OUI. Nous voulons nous donner en entier. Mais nous ne savons pas d’abord comment nous donner, et qui pourrait raisonnablement nous l’apprendre ? Nous donner comme le Christ se donne, avec lui, sur la même croix que lui, la même sueur de sang. Que Dieu nous fasse grâce, afin que jusqu’au bout nous vivions notre calvaire pour la rédemption. Amen.

Leave a Reply

Your email address will not be published. Required fields are marked *