Dialectique de l’individu et de la communauté

Dialectique de l’individu et de la communauté

Quelques soient les médiations proposées (ou imposées) par l’ordre social, il ne saurait exister d’individus au sein de la Cité, s’il n’y avait, au fondement, une relation d’échange énergétique entre les êtres. De sorte que, si le champ de la conscience sociale émerge, en tant que tel, d’un processus de codification des conduites et du relationnel, la communauté humaine est animale en ses fondements, elle est la forme de la nature humaine.

Aristote ne se trompait pas de beaucoup.

Ontologiquement, c’est l’expérience affective individuelle qui est première, puisque c’est de cela dont nous faisons d’abord l’expérience ; mais dans la réalité, c’est l’activité collective qui est première : la famille précède l’individu et la communauté précède la famille.

La « famille souche », en tant que «première cellule de production», imprime la dynamique de base de l’ensemble communautaire : le clan, la tribu, sont à l’origine des « familles élargies » ; l’union des familles, la mise en commun des biens et des ressources (essentiellement femmes et nourritures), la patiente élaboration d’un système des savoirs et des techniques, l’administration de cet espace commun et l’organisation de l’action individuelle et collective à l’intérieur de cet espace, tout cela constitue la structure formelle qui donne à la dynamique de base son sens et sa fonction, son orientation. C’est dans ce « couple dynamique-structure », tel qu’il s’enracine dans le temps, que se situent les formes embryonnaires de la communauté politique1.

Parce qu’il y a organisation, structuration, formalisation de l’activité productive en général – notamment à travers le procès de division sexuelle puis sociale du travail ; parce qu’il y a codification des conduites, élaboration d’un système des règles de la filiation, de la relation et de l’échange, la communauté primordiale organique, de fait de nature devient effet de culture.

L’accès au champ politique ouvre pour la conscience la dimension de « l’être social », l’espace où se joue la relation contradictoire de l’individu et de la communauté, de l’expérience individuelle et de la praxis sociale. Cette ouverture implique que la conscience dont participe l’être individuel soit conditionnée par l’intégralité de la pratique communautaire, que l’individu, tel que le conçoit la conscience moderne occidentale, n’existe que dans l’horizon étroit de la communauté au sein de laquelle il prend naissance et au destin de laquelle son propre destin est lié.

La conscience n’est jamais un phénomène spontané, ni la manifestation d’une libre présence au monde : il n’y a pas de relation pure de la conscience au départ ; elle se produit elle-même dans le jeu d’un système de médiations, de miroirs et de reflets, dont le référent absolu réside dans le code ou dans « la règle du jeu », autrement dit la forme légale de la réalité sociale.

La conscience se produit donc, au sein de l’expérience individuelle, comme un « reflet », non de sa « réalité intérieure », mais de la vie sociale qui détermine les conditions et la forme de son expérience ; le sujet de cette conscience, la volonté qui préside à l’action individuelle et collective, le « sujet moral », ce n’est pas l’être individuel tel qu’il pourrait se concevoir dans une quelconque autonomie de désir ou de la volonté, mais « l’être social », l’être de la communauté.

De la même façon, notre «présence au monde» étant conditionnée par les formes de notre sensibilité (notre corps), nous parlerons des formes sociales de la sensibilité, qui ne sont pas moins artificielles, constituées socialement, que « les formes a priori de l’entendement » ou de la conscience : elles sont corrélatives et s’engendrent réciproquement. Le consentement ou initiation à l’ordre social, politique, commence par l’acquisition des techniques élémentaires de la corporéité, qui sont les premières conduites sociales, comme l’aura montré Marcel Mauss2, dont les parents les premiers médiateurs

Cette formation sociale du corps et de l’entendement (la raison pratique), se constitue en tant que complexe d’identité ou procès d’identification ; c’est sur cette base que l’être individuel, expérience animale au sens primordial, fait corps avec son double, avec l’être de son existence sociale.

Telle est l’histoire de la « fausse conscience », une singulière dramaturgie.

L’être social de l’homme se tisse dans la réalité organique, animale, de l’expérience humaine ; il émerge dans l’histoire comme expérience politique à travers les différentes formes d’existences communautaires qui auront été tentées, et qui n’expriment pas toutes le même rapport à la relation primordiale qui rend possible une telle expérience.

C’est parce qu’il existe un tel espace de pratique sociale et que l’être s’y trouve étroitement lié, comme à la nature de son essence profonde, que le phénomène politique peut se produire et s’engendrer. Cet espace, c’est le champ de la culture, que l’on comprend en termes de « tradition » et de « mémoire » au sein de toutes les communautés dynamiques et conscientes, mais qui semble se cristalliser ou se scléroser aux portes de la Cité.

Pour nous, hommes historiques occidentaux, notre perception et notre conception de cette expérience sociale, qui est relation humaine, d’amour ou de rivalité, au sein d’un ensemble de réalité historiquement déterminé, se constituent sous la juridiction du modèle de la Cité. Le Système de la Cité est une structure formelle d’organisation des fonctions de la production au sein d’un ensemble communautaire constituée sur la dissolution des ensembles communautaires antérieurs, dont elle se prétend être la forme de réalisation supérieure, leur accomplissement, selon les lois de la nature humaine en général et de la raison qui gouverne les hommes particuliers dans l’accomplissement de leur vie particulière.

C’est dans les lignes de codes de la cité que se niche la raison supérieure et critique du sujet moral (ou personnalité juridique) auquel nous sommes systématiquement identifiés.

Le système de la cité s’inscrit dans l’histoire comme le passage de la communauté organique de l’humanité primordiale qui accueille en son sein l’ensemble des destinations particulières qui la traversent et qui en peuplent la terre ; à la destination unique de la civilisation conduite par la raison pure et accomplie servilement par les forces esclaves et citoyennes de la production.

C’est parce que le Système de la Cité, dès le moment de son émergence, est ce lieu où la confusion entre les formes de l’expérience humaine et la réalité de cette expérience, trouve les conditions les plus favorables à sa puissance et son expansion, qu’en lui se trouvent réalisées pour la première fois les formes totalitaires exprimées par l’allégorie de la Caverne.

1Cf. Michel Clouscard, L’Être et le Code, Deuxième partie, La génétique du sujet.

2 Cf. Marcel Mauss, «Les techniques du corps», Journal de psychologie, XXXII, n° 3-4, 15 Avril 1936.

(Extrait de La Caverne dévoilée, 2019)

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