Le temps des cerises (mémoires de la Commune)

Le temps des cerises (mémoires de la Commune)

« Mais la classe ouvrière ne peut pas se contenter de prendre tel quel l’appareil d’État et de le faire fonctionner pour son propre compte. Le pouvoir centralisé de l’État, avec ses organes, partout présent : armée permanente, police, bureaucratie, clergé et magistrature, organes façonnés selon un plan de division systématique et hiérarchique du travail, date de la monarchie absolue, où il servait à la société bourgeoise naissante d’arme puissante dans ses luttes contre le féodalisme. Cependant, son développement restait entravé par toutes sortes de décombres moyenâgeux, prérogatives des seigneurs et des nobles, privilèges locaux, monopoles municipaux et corporatistes, et Constitutions provinciales. Le gigantesque coup de balai de la Révolution française du XVIIIe siècle emporta tout ces restes des temps révolus, débarrassant ainsi, du même coup, le substrat social des derniers obstacles s’opposant à la superstructure de l’édifice de l’État moderne. Celui-ci fut édifié sous le Premier Empire, qui était lui-même le fruit des guerres de coalition de la vieille Europe semi-féodale contre la France moderne. Sous les régimes qui suivirent, le gouvernement, placé sous contrôle parlementaire, c’est-à-dire sous le contrôle direct de la classe possédante, ne devint pas seulement la pépinière d’énormes dette nationales et d’impôts écrasants ; avec ses irrésistibles attraits, autorité, profits, places, d’une part il devint la pomme de discorde entre les factions rivales et les aventuriers de la classe dirigeante, et d’autre part son caractère politique changea conjointement aux changements économiques de la société. Au fur et à mesure que le progrès de l’industrie moderne développait, élargissait, intensifiait l’antagonisme de classe entre le capital et le travail, le pouvoir d’État prenait de plus en plus le caractère d’un pouvoir public organisé aux fins d’asservissement social, et d’un appareil de domination d’une classe. Après chaque révolution qui marque un progrès de la lutte des classes, le caractère purement répressif du pouvoir d’État apparaît de façon de plus en plus ouverte. »

« Dans toute révolution, il se glisse, à côté de ses représentants véritables, des hommes d’une toute autre trempe. Quelques uns sont des survivants des révolutions passées dont ils gardent le culte ; ne comprenant pas le mouvement présent, ils possèdent encore une grande influence sur le peuple par leur honnêteté et leur courage reconnus, ou par la simple force de la tradition. D’autres sont de simples braillards qui, à force de répéter depuis des années le même chapelet de déclamations stéréotypées contre le gouvernement du jour, se font passer pour des révolutionnaire de la plus belle eau. Même après le 18 Mars, on vit surgir quelques hommes de ce genre et, dans quelques cas, ils parvinrent à jouer des rôles de premier plan. Dans la mesure de leur pouvoir, ils génèrent l’action réelle de la classe ouvrière, tout comme ils ont gêné le plein développement de toute révolution antérieure. Ils sont un mal inévitable. Avec le temps, on s’en débarrasse mais, précisément, le temps ne fut pas laissé à la Commune. »

« C’était bien cela. La civilisation et la justice de l’ordre bourgeois se montrent sous leur jour sinistre à chaque fois que les esclaves de cet ordre se lèvent contre leurs maîtres. Alors, cette civilisation et cette justice se démasquent comme la sauvagerie sans masque et la vengeance sans loi. Chaque nouvelle crise dans la lutte de classe entre l’appropriateur et le producteur fait ressortir ce fait avec plus d’éclat. Les atrocités des bourgeois en Juin 1848 elles-mêmes disparaissent devant l’indicible infamie de 1871. L’héroïque esprit de sacrifice avec lequel la population de Paris – hommes, femmes et enfants – combattit pendant huit jours après l’entrée des Versaillais reflète aussi bien la grandeur de leur cause que les exploits infernaux de la soldatesque reflètent l’esprit inné de cette civilisation dont ils sont les mercenaires et les défenseurs. Glorieuse civilisation, certes, dont le grand problème est de savoir comment se débarrasser des monceaux de cadavres qu’elle a faits, une fois la bataille passée. »

« Le Paris ouvrier, avec sa Commune, sera célébré à jamais comme le glorieux fourrier d’une société nouvelle. Le souvenir de ses martyrs est conservé pieusement dans le grand cœur de la classe ouvrière. Ses exterminateurs, l’histoire les a déjà cloués au pilori éternel, et toutes les prières de leurs prêtres n’arriveront pas à les en libérer. »

Karl Marx, Adresse sur la guerre civile en France.

« Le philistin social-démocrate a été récemment sais d’une terreur salutaire en entendant prononcer le mot de “dictature du prolétariat”. Eh bien, messieurs, voulez-vous voir de quoi cette dictature à l’air ? Regardez la Commune de Paris. C’était la dictature de prolétariat. »

Friedrich Engels, Introduction de 1891.

*

À l’aube des années 2000, c’étaient les événements encore récents du printemps de 1968 qui alimentaient le mieux notre imaginaire de révolte : les barricades et les pavés, les affrontements entre la police et les manifestants, les grèves sauvages, les occupations d’usines ou d’universités, la libération des mœurs, de la parole émancipée. C’était à travers les chansons de Renaud que nous revivions, dans la chair de nos émotions, cette glorieuse révolte depuis longtemps éteinte. Renaud, Brassens, Ferré – ce fut, entre 15 et 20 ans, ma sainte trinité.

Cette année, nous célébrons les 150 ans de la Commune de Paris, et les 100 de la Commune de Kronstadt – et aussi le bicentenaire de la mort de Napoléon Ier. La lecture du texte de Marx, bien qu’il ne fut point témoin de ce mouvement, me replonge dans cette mémoire comme si une partie de moi, jadis, s’y était consumée et brûlait de renaître encore des flammes glorieuses d’un inoubliable incendie. Et si l’on veut saisir la valeur affective, sentimentale, de l’idéal que je nourris comme mon espérance, il faut se couler nerfs et sang dans cette mémoire, qui n’est pas seulement la nostalgie de temps que nous n’avons pas vécu.

La Commune de Paris fut, dans l’esprit d’Engels et de Marx, la préfiguration de l’ordre social qui abolirait le règne de la Bourgeoisie et le principe de la domination de classe, qui était pour eux le Communisme. Non pas que les communards eussent appliqué un programme spécifique, mais parce qu’en se déployant, en parfaite contradiction avec l’ordre de domination bourgeois, elle déploya sa logique propre, qui dépassait et englobait la logique propre de chacun de ses acteurs et de ses théoriciens. Avec le temps, sans doute se seraient aussi développées la « contradiction interne » propre au nouveau « mode de production », mais comme le dit Marx, ce temps ne fut pas donné à la Commune. Voudrait-on souligner l’« échec » politique de la Commune ? Je répondrai que si la Commune fut écrasée, si le prolétariat parisien fut massacré, l’efficience de ce régime, de ce germe de la société nouvelle, ne doit pas être mesuré à toutes les choses qu’il aurait pu mais n’a pas eu le temps d’accomplir, mais à la puissance, à la violence de la réaction du « Parti de l’Ordre » qui se glissait déjà dans les drapeaux sanglants de la République. Voudrait-on nous dire que depuis, par bien des aspects et des aveuglements, rien n’a changé, que le problème de la domination de classe se serait même aggravé ? Là encore, je répondrai simplement que, de toute évidence, l’ordre social mondial depuis plus d’un siècle est surdéterminé par l’antagonisme capital-travail et soumis à la menace constante d’un réveil et d’un embrasement planétaire de la guerre de classe.

Il y a certes des analogies entre l’insurrection de la Commune de 1871, les grèves sauvages du printemps de 1968 et le soulèvement des Gilets Jaunes en novembre 2018. Plus que des analogies, je dirais même une filiation, comme si nous vivions-là la répétition d’un événement qui se serait produit « dans le futur ».

L’un des traits caractéristiques du surgissement des Gilets Jaunes, qui fit l’étonnement tant de ses acteurs que de ceux qui en étaient les simples observateurs, journalistiques ou autres, de quelque bord qu’ils fussent, ce fut l’intelligence collective et spontanée du mouvement, ses capacités d’auto-organisation qui mirent en déroute autant les forces de l’ordre que les éternels manipulateurs professionnels du spectacle de la contestation sociale. De telle sorte que le cortège inédit contourna tous les pièges et les divertissements traditionnels du cirque de la lutte tel qu’il était depuis des années organisé par les syndicats et autres polices du pouvoir – qui avaient pour finalité objective, comme le dit Alain Soral, « de faire défiler des pauvres devant des pauvres » – pour se rendre directement au cœur de Paris, au plus près des places de pouvoir, au seuil d’une véritable insurrection.

Mettons cela en perspective avec la chaleur humaine que les Gilets Jaunes des Ronds-points d’occupation éprouvèrent et partagèrent pendant des semaines, une fraternité de lutte, une joie de vivre, de croire et d’espérer, de se sentir vivant parce que l’on se tient debout et que l’on reprend, bande après bande, le territoire usurpé de son propre pouvoir ou de sa souveraineté. Là encore, c’était une mémoire de la Commune qui se révélait dans le cœur et dans la tripe de ceux qui furent, plus que les acteurs, mais les incarnations en devenir de ce mouvement. Ne doutons pas un seul instant que, sur les ronds-points, de nombreuses graines furent semées. Les hommes, les femmes et les enfants qui les occupèrent énergiquement comme leur espace (d’insoumission) vital, furent autant de terres différentes et riches où ces graines sont tombées et sont allées mourir. « Car il faut que le grain de blé meurt pour donner du fruit. » Il faut aussi du temps pour que la plante apparaisse, grandisse, se fortifie, germe, etc. Du temps et des conditions. Et nous savons que, dans ce temps long d’incertitude et d’espérance, d’épuisement et de désenchantement pour certains, nous ne distinguons pas clairement entre l’ivraie et le bon grain.

De même que pour la Commune (même si, comme toute comparaison, celle-ci a ses limites), l’efficience et la puissance du soulèvement des Gilets Jaunes ne doivent pas être mesurées à ce qui n’a pas été accompli, mais à la force de réaction de cette frange décadente, pour ne pas dire pourrie depuis longtemps, mort-vivante, de la société qui représente encore le « Parti de l’Ordre » et dont notre Monarc est actuellement le bouc-émissaire en chef. Non seulement la réaction immédiate : tirs de LBD, visages éborgnés, yeux ou mains arrachés, arrestations violentes et arbitraires, procès expéditifs et exemplaires, etc. À nouveau la République (ou la Démocratie) montrait son vrai visage et sa véritable destination. Lâcheté et cruauté, telles sont bien les deux mamelles du pouvoir agonisant dans sa fange. Mais plus encore à la réaction de l’ordre sur le long terme : à savoir, l’actuelle dictature sanitaire qui pèse depuis plus d’un an et progressivement verrouille l’Occident sous un écrou totalitaire. Il n’était pas seulement question de mater une potentielle insurrection populaire, mais de neutraliser une vague de fond que les Gilets Jaunes eux-même ne soupçonnaient pas et dont ils prirent confusément conscience dans le feu de la répression.

Si je voulais saisir mon idéal dans sa vérité, ce serait dans le feu de cette mémoire d’événements que je n’ai pas connu, soit parce qu’ils sont déjà passés, soit parce qu’ils ne sont pas encore advenus. C’est l’horizon de cette lutte qui signifie, pour ceux qui la mènent, un résurrection. L’espérance de vivre à mon tour une de ces heures décisives où tout se renverse et se déchire, dans l’histoire comme dans la conscience. Ce n’était pas un « idéal » ou une « idée » qui me faisait vibrer, mais d’abord une émotion, une émotion de vivre et de se sentir vivant, debout, comme un homme, un être noble et dorénavant un père. Dans une époque où, mon Dieu, il ne fallait être ni un homme, ni un être noble et encore moins un père, mais un être indifférencié, une épave circulatoire atomisée : voilà ce que fut la sève de « mon combat », non la construction imaginaire d’une destination future (celle-ci n’est jamais qu’un support, un véhicule ou une courroie de transmission, une représentation sur laquelle nous méditons durant les longues nuits de veille que nous traversons, luttant contre le sommeil et les bras voluptueux du rêve où l’esprit s’engourdit, où l’âme s’abîme toujours plus lourdement dans les bras de l’oubli, pour ne pas manquer l’Heure). On ne peut le nier, il y a, au cœur de la révolution humaine, si ce n’est son cœur même, une espérance qui relève du mystère de la foi. Et toute ma crainte était contenue dans mon espérance : si je passais à côté de l’Heure, parce que je dors ou que je suis préoccupé d’autres choses ; si je m’épuisais avant la lutte, vaincu par avance, terrorisé et dépressif, ayant renoncé à tous mes combats avec la même arrogance avec laquelle je m’y étais jadis engagé…

Extrait des Chroniques de la Guerre mondiale contre la Covid-19, 2020-2021.

Leave a Reply

Your email address will not be published. Required fields are marked *