La « trame cachée »

La « trame cachée »

« On peut faire de son mieux sa page d’histoire, mais celui qui l’a faite n’est généralement pas celui qui la raconte. Les marchands de livres gardent l’avantage un siècle ou deux. Puis l’évènement remonte lentement de l’oubli, surgit majestueusement des profondeurs qui le reçurent jadis, dans la conscience de la race. La race qui l’avait pieusement, saintement recouvert le découvre de nouveau. De nouveau nous serons pesés dans des mains fraternelles, jugés par un regard vivant ! Futures petites mains qui tournerez les feuillets, regards qui cherchez de page en page nos charges naïves, nos clairons, nos tambours, qu’importe ce que nous fîmes ou ne fîmes pas, bien avant que vous fussiez nés, dans cette plaine que vous voyez peinte sur le livre en ocre et en noir, avec les pompons blancs des explosions, les chevaux qui galopent, et ces engins bizarres ! Le livre d’images ne vous mentira pas : nous sûmes réellement faire face. Oui, bien avant que fussent nés votre père ou votre aïeul, nous avions regardé fermement non point la mort seule, mais entre vous et nous ce trou plus noir, l’injustice, l’oubli, et n’espérant plus reprendre notre victoire aux menteurs, insoucieux d’un vain procès, la main dans la main de ces fils dont nous sommes peu sûrs, nous nous endormîmes, pour nous réveiller en vous. »

Georges Bernanos, La Grande peur des bien-pensants (1931), Saint-Denis, éditions Kontre Kulture, 2022, Introduction, p.24-25.

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Nous avons passé le siècle pour ce qui concerne la « Première Guerre Mondiale » ; nous approchons du siècle pour ce qui concerne la « Seconde ». Nous pouvons, sans exagérer, définir cette notion un peu vague de « guerre mondiale », qui a la prétention de faire l’histoire avant que l’histoire ne soit faite, à partir de celle « guerre eschatologique », et comprendre l’intégralité du XXe siècle comme prémisses de la « consommation des siècles ». « Ainsi il y eut de l’histoire et il n’y en a plus », selon la formule célèbre de Karl Marx. Ce n’est pas seulement dans le cadre d’une lecture mystico-spirituelle de l’histoire que cette articulation est permise, mais c’est en raison de sa dramaturgie intrinsèque, dont les schèmes sont eschatologiques, autrement dit tournés vers « la fin des temps ».

Il suffit de lire Mein Kempf pour que se dévoile, brutalement, en arrière-plan des luttes historiques et politiques pour la domination de la Terre, le combat ontologique entre les forces des ténèbres et la puissance de la lumière, le Mal contre le Bien ; mais aussi pour réaliser combien cette conception manichéenne des forces profondes qui déterminent le devenir et le mouvement de l’histoire, est dangereuse. Plus proche de nous, mais dans la droite continuité historique, nous remarquerons que la domination hégémonique de l’Empire planétaire américain – c’est sa spécificité, et peut-être sa condition de possibilité historique – est fondée idéologiquement sur une telle conception eschatologique, messianiste et manichéenne de l’histoire. La séquence qui s’est ouverte – ou qui s’est achevée – avec les attentats du 11 Septembre 2001, rendit manifeste cette dimension eschatologique des temps actuels.

Dans ce contexte, l’actualité d’une lecture apocalyptique de l’histoire est plus brûlante et plus dangereuse que jamais.

En effet, cette « trame cachée » de l’histoire, qui consiste en une guerre sans merci que se livrent, depuis la fondation du monde, les ténèbres et la lumière, n’est pas une « invention mythologique » que les hommes auraient élaboré pour se faire peur et se dominer, mais correspond à une réalité profonde de la nature humaine, qui se déchire ainsi depuis son commencement dans le temps. Et cette réalité fondamentale, cette trame profonde et mystérieuse du drame cosmique de l’humanité, loin de s’atténuer dans les consciences, comme le font ordinairement les vestiges de l’imaginaire d’un âge archaïque, et de rejoindre la nuit éternelle de l’oubli, se dévoile avec davantage de clarté à mesure que nous sommes acheminés vers la fin de l’histoire et devient de plus en plus concret.

Gardons à l’esprit la notion de dramaturgie. Non pas que l’histoire se déroulerait comme un drame qui serait écrit à l’avance et dont nous ne serions ici-bas que les interprètes, mais dans la mesure où c’est selon cette logique qu’elle s’articule et s’organise dans l’esprit humain. Cette interprétation du sens de l’histoire, d’ordinaire, se fait a posteriori, après que les événements se sont produits, que nous sommes, pour notre part, revenus de nos affections et de nos illusions premières, et que nous pouvons en reconnaître les premiers fruits. L’une des particularités du XXe siècle (car il en a plusieurs) fut d’avoir anticipé sur le sens de l’histoire – et de s’être prétendu autorisé à le faire – en donnant aux événements en cours une signification qui, ne pouvant être le fruit de l’histoire, ne pouvait être déduite que d’une conception idéologique, religieuse, voire mystique de la réalité, ou d’une révélation divine.

Nous sommes encore aujourd’hui – et les événements de ces dernières années nous le démontrent de manière éclatante – prisonniers de cette tendance presque systématique à vouloir déterminer le moindre évènement comme s’il constituait un moment capital sur le plan de l’histoire universelle, alors même que l’histoire n’en dira peut-être rien dans moins d’un siècle ; mais aussi du cadre dramatique spécifique dans lequel nous avons cloisonné le sens historique et spirituel de ce siècle douloureux qui chante dans les larmes et dans le sang les dernières heures de l’histoire. Une vision du monde que nous n’hésiterons pas à qualifier de « messianisme délirant » et qui, si nous pouvons dire qu’elle est fondamentalement religieuse, n’est certainement pas catholique. Elle serait même tout le contraire.

Mémoire des Anciens Combattants, le 8 Mai 2023

Illustration : John MARTIN – Great Day of His Wrath

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