Sur l’état d’exception (Carl Schmitt)

Sur l’état d’exception (Carl Schmitt)

« Si l’on parvenait à délimiter les pouvoirs conférés pour les cas d’exception – en établissant un contrôle réciproque, une limitation de la durée, ou finalement la liste des pouvoirs extraordinaires, comme c’est le cas de l’État de droit quand il réglemente l’état de siège – on aurait reculé d’un grand pas dans le problème de la souveraineté, mais on ne l’aurait naturellement pas éliminé. Pratiquement, une jurisprudence qui tourne autour des question de la vie quotidienne et des affaires quotidiennes ne s’intéresse guère à la notion de souveraineté. Pour elle, seul le normal est reconnaissable, tout le reste n’étant que “perturbation”. Face au cas extrême (Extremen Fall), elle est désarmée. Car tout pouvoir exceptionnel (ausserordentliche Befugnis), toute mesure policière pour l’état d’urgence (polizeiliche Notstandsmassnahme) ou toute urgence proclamée (Notverordnung) ne sont pas de soi des situations exceptionnelles. À cette dernière correspond une compétence par principe illimitée, autrement dit la suspension de l’ordre établi dans sa totalité. Dans cette situation, une chose est claire : l’État subsiste tandis que le droit recule. La situation exceptionnelle est toujours autre chose qu’une anarchie ou un chaos, et c’est pourquoi, au sens juridique, il subsiste toujours un ordre, fût-ce un ordre qui n’est pas de droit. L’existence de l’État garde ici une incontestable supériorité sur la validité de la norme juridique. La décision se libère de toute obligation normative et devient absolue au sens propre. Dans le cas d’exception, l’État suspend le droit en vertu d’un droit d’auto-conservation, comme on dit. Les deux composantes de la notion d’ “ordre de droit” (Rechts-Ordnung) en viennent à s’opposer et démontrent leur autonomie conceptuelle. De même que dans le cas normal, le moment d’autonomie de la décision peut être ramené à un minimum, dans le cas d’exception, la norme est réduite à néant. Malgré tout, même le cas d’exception reste accessible à la connaissance juridique, car les deux éléments, norme et décision, demeurent dans le cadre du juridique.

« […] L’exception, c’est ce qu’on ne peut subsumer ; elle échappe à toute formulation générale, mais simultanément elle révèle un élément formel spécifique de nature juridique, la décision, dans son absolue pureté. Dans sa forme absolue, le cas d’exception se présente dès lors qu’il faut que soit préalablement créée la situation où des propositions de droit peuvent entrer en vigueur. Toute norme générale exige une organisation normale des conditions de vie, où elle pourra s’appliquer conformément aux réalités existantes et qu’elle soumet à sa norme. La norme a besoin d’un milieu homogène. Cette normalité de fait n’est pas un simple “préalable externe” que le juriste puisse ignorer ; elle appartient, bien au contraire, à sa validité immanente. Il n’existe pas de norme qu’on puisse appliquer à un chaos. Il faut que l’ordre soit établi pour que l’ordre juridique ait un sens. Il faut qu’une situation normale soit créée, et celui-là est souverain qui décide définitivement si cette situation normale existe réellement. Tout droit est “droit en situation”. Le souverain établit et garantit l’ensemble de la situation dans sa totalité. Il a le monopole de cette décision ultime. Là réside l’essence de la souveraineté de l’État, et juridiquement la juste définition à en donner n’est pas celle d’un monopole de la coercition ou de la domination, mais d’un monopole de la décision ; définition où le mot décision est employé dans son sens général, qui reste à expliciter. Le cas d’exception révèle avec la plus grande clarté l’essence de l’autorité de l’État. C’est là que la décision se sépare de la norme juridique, et (pour le formuler paradoxalement) là l’autorité démontre que, pour créer le droit, il n’est nul besoin d’être dans son bon droit. »

Carl Schmitt, Théologie politique (1921), trad. J.-L. Schlegel, Éditions Gallimard, NRF, Bibliothèque des sciences humaines, 1988, p. 22-24.

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