
Sur la notion de karma
Nous ne vivons pas tous dans le même monde, le saviez-vous ? Vous l’avez peut-être oublié… Voilà comment une poignée d’imbéciles sont parvenus à vous faire croire qu’il n’était qu’un seul monde, une seule et même destination pour tous. De dire que nous ne vivons pas tous dans le même monde, que nous n’en sommes pas tous au même moment ni dans les mêmes conditions, est aussi évident que de dire que nous ne prenons pas tous naissance dans le même milieu ni au sein de la même famille. Pour vous en rendre compte, il suffit que vous coupiez la télévision, les radios, internet, que vous vous déconnectiez, en somme, que vous vous isoliez, quelques instants, de votre environnement social et mental, autrement dit, que vous transgressiez le monde et la loi de vos habitudes. Une fois que vous aurez rejoint, dans cet espace de quelques instants, le silence qui vous habite, qui est celui de la respiration (pneuma) de votre corps ou de votre âme profonde, ouvrez simplement les yeux et regardez autour de vous, à l’extérieur comme à l’intérieur, observez comment les choses se passent.
Faites ce simple exercice chaque jour pendant quelques jours et interrogez votre expérience ; demandez-vous ce qu’il y a réellement de « connu » ou de « commun » dans ce que vous êtes en train de vivre. Dans cet espace de quelques instants (et un instant n’est pas une seconde !) mais aussi dans la totalité affective et spirituelle de votre présence au monde, depuis que vous êtes arrivé ici, que vous avez ouvert les yeux pour la première fois.
Lorsque je parle du monde, je ne parle pas d’un milieu social d’évolution, je ne parle pas non plus d’un monde imaginaire ou d’un univers de compensation narcissique tel que chacun aurait le sien selon les formes qui lui seraient loisibles. Quand je parle du monde, je parle d’une expérience du monde, je parle de différents moments de l’histoire humaine universelle, qui pourraient correspondre à différents « niveaux de conscience » ou « degrés de développement spirituel ». Ces notions, issues des mouvances new-âge ou néo-mystiques, cachent plutôt qu’elles n’expliquent la causalité fondamentale que recouvre la notion de karma.
Le karma est une notion philosophique forgé par les traditions religieuses et mystiques indiennes, explicitée par le Bouddha et reprise par les différentes écoles qui se réclamèrent par la suite de son enseignement. Au sens le plus strict, il signifie l’acte volitionnel, l’action conditionnée par le désir ou la volonté. La « loi du karma » n’est pas une logique de rétribution ou de châtiment pour les bonnes ou les mauvaises actions morales que l’on aurait commises dans une quelconque « vie antérieure », mais une simple logique de causalité : nous récoltons, nous dit le Bouddha, les fruits de la création du désir humain, de l’océan infini des désirs humains, qui s’assouvissent en même temps qu’ils s’engendrent de nouveau – tel est le cycle sans commencement ni fin du Samsara. Ces fruits que je récolte dans cette vie-ci, ce n’est pas « moi » qui les ai semés, et on ne peut pas réellement dire que ce soit « moi » qui en fasse la récolte. Mais ce n’est pas un « autre » non plus. Le Bouddha souvent laissait ses auditeurs avec de telles énigmes comme un bourdonnement d’abeilles consciencieuses à leurs oreilles. Puis, par son silence, il les invitait au silence ; par sa méditation, il les invitait à la méditation.
Sous sa formulation la plus élémentaire, la loi du karma est relativement simple (peut-être trop simple pour l’esprit dorénavant compliqué de l’homme occidental) : les êtres et leur monde, leur origine, leur devenir et leurs destinations, sont le fruit de leur volonté et de leurs actions. Notre bon vieux sens paysan ne dit pas autre chose : « On récolte ce que l’on sème ». Nous disons même un peu plus : « Qui sème le vent récolte la tempête », ou encore celle-ci, qui agace fortement les petits maraudeurs : « Qui vole un œuf vole un bœuf ». Ce n’est pas du tout un rapport d’équivalence qui est souligné, mais une logique causale d’enchaînement, d’agrégation, de concaténation, de stratification des actions de l’être, compris sous le rapport de son ignorance première.
La loi du karma est donc la description d’une causalité, d’un enchaînement de l’être aux raisons ou implications (passées, présentes et futures) de ses actions.
Certaines actions, il est vrai, ne nous engagent pas beaucoup ; d’autre nous engagent sur de longues durées, mettent en jeu des pans entiers de notre existence, celle de nos familles, de nos proches – pour ne par évoquer ici des responsabilités plus inquiétantes. Certaines actions mûrissent rapidement ; tandis que d’autres traversent bien des âges avant de trouver les conditions favorables à leur fructification. Certains enchaînements d’actions (ou réalisations humaines) seront dits nobles ou salutaires, en cela qu’ils nous conduisent en des destinations heureuses, des mondes apaisés ; d’autres seront dites mauvais ou dangereux, en cela qu’ils nous conduisent en des destinations malheureuses, des mondes de guerre, de violence et de misère. Il y a de ces « actions mauvaises » (non d’un point de vue moral abstrait, mais par la souffrance engendrée, éprouvée, effectivement vécue par des êtres de chair et d’os, d’émotions et de pensées) qui enchaînent les individus sur des générations et des générations, qui minent tout un lignage ; ce sont parfois des civilisations entières qui se trouvent enchaînées sur des siècles et des siècles, comme ce fut le cas dans ce vieux mythe d’Abel et de Caïn, du « meurtre fondateur » de l’étrange histoire que nous sommes en train de traverser, que nous traversons depuis des millénaires, sans rien y voir que le bout de notre nez.
Le premier meurtre, ce n’est pas le premier acte de violence commis par un être humain sur un autre être humain – les Gaulois avaient hérité de longue date leur réputation de se mettre sur la gueule –, mais c’est un fratricide (le frère contre le frère), conscient et prémédité, qui ouvre pour l’homme, pour la conscience, une brèche en laquelle s’engouffrent progressivement toutes les guerres qui s’en suivront, jusqu’à l’ultime guerre, planétaire, universelle et absolue, qui nous est promise pour la fin des Temps. Cette brèche ouverte, c’est le temps de l’histoire, de la civilisation, l’histoire cachée d’un meurtre maquillé en suicide, en acte de justice. C’est à ce moment-là que le domaine du sacré – c’est-à-dire de la relation de l’homme au divin – a muté en espace de pouvoir ; que le pouvoir – qui était cette capacité des mages, des chamans ou des sorciers, à mettre la communauté en relation avec les puissances spirituelles – s’est transformée en organisation du mensonge et de la dissimulation, en « mise en scène » ou en « spectacle » d’une réalité inversée, tronquée, falsifiée, qui devint progressivement la forme de la conscience humaine ; et l’ordre politique devint son principe. C’est à ce moment-là que l’on s’est mit à tuer les prophètes et les messagers, et à en fabriquer des faux.
Les choses, bien sûr, ne sont pas aussi simples et ne peuvent être expliquées en quelques paragraphes. Cependant nous pouvons remarquer, encore une fois simplement en ouvrant les yeux et en regardant autour de nous, que, ce que nous appelons la civilisation, loin d’avoir résolu l’énigme du « meurtre fondateur », se trouve devant cette brèche, cette fracture ouverte, comme au seuil de tous les futurs les plus abominables : de cela aussi il faut prendre conscience quand on prétend participer à « l’éveil de la conscience planétaire ». Mais nous nous souvenons aussi que de nombreux êtres vivent, ou ont vécu, des millénaires durant, en dehors de la civilisation, en dehors de la caverne. Des êtres qui sont parvenus à briser les cycles de leurs enchaînements perpétuels, ou tout du moins à en limiter drastiquement la production, et qui vivent, sur la terre comme dans l’esprit, en véritables protecteurs du monde. Aujourd’hui encore et depuis des siècles, aux carrefours des civilisations et de l’histoire, des êtres apparaissent, qui ouvrent pour eux-mêmes et pour l’ensemble des êtres, des voies de délivrance, des chemins de sagesse élémentaire….
Lorsque nous pratiquons ce simple exercice que je vous disais tout à l’heure, nous réalisons, ne serait-ce que pour quelques instants, que la machine qui nous opprime ne correspond objectivement à aucune réalité, qu’il est tout à fait possible de se soustraire aux conditionnements totalitaires, aux logiques impérieuses, au temps sacré des horloges.