Persévérance

Persévérance

Le temps liturgique est peut-être une mesure du temps spirituellement plus exacte que toutes les autres.

0

C’est un long chemin, Seigneur, qui nous ramène jusqu’à Vous. Et je sais que rien n’est plus insupportable au démon, notre Adversaire, que de nous voir poursuivre ce cheminement, sans nous dérober, avec une joie, une paix et une fierté dans le cœur, qu’aucun des plaisirs de ce monde, aucune des gloires par lesquelles il pourrait nous séduire, ne pourrait nous procurer. Notre joie est de Vous seul, puisque Vous seul en êtes la source ; quant à nos peines, c’est pour Vous que nous les endurons, pour Vous rendre un peu de ce Sang précieux que vous avez abondamment versé pour nous, pour vous rendre un peu de cet Amour par lequel Vous nous avez aimés. Et Vous nous avez aimés jusqu’au bout.

Regardons la Croix

pour comprendre la véritable

nature du péché

et de notre délivrance.

1

Il est difficile de ne pas dire des choses fausses, quand on essaie, comme je le fais, de rendre compte d’un cheminement d’éveil, de compréhension et de pratique spirituelles. On est comme forcé de faire comme si l’on connaissait le but et que l’on en comprenait la raison, alors que c’est principalement cela que nous ignorons et que nous cherchons à comprendre. Qu’est-ce qui est de Dieu, qu’est-ce qui est du diable, qu’est-ce qui est de notre impuissance à vivre simplement de notre foi ? Il y a des façons de pécher que l’on n’appellerait pas pécher, qui n’ont pas de sang sur les mains, qui nous paraîtraient même être l’injustice dont on souffre quand on a le sentiment que Dieu s’éloigne de nous, quand sa présence se fait opaque à notre conscience et à notre cœur, après que nous ayons eu peur de saisir la main qu’il nous tendait, après que nous ayons refusé de croire en l’amour dont il nous comblait. Si Dieu est toujours le premier à nous aimer et à nous montrer l’immensité de Son Amour, nous sommes les premiers, nous, à lui refuser notre amour, ou à lui opposer des conditions ou des obstacles, à nous détourner de son appel pour nous engager en des voies où nous nous affligeons de notre effroyable solitude ou de notre impossible combat. Et même quand on croit vouloir le suivre, on ne fait souvent que suivre la volonté que l’on croit devoir élucider. Il arrive aussi que l’absence de Dieu soit une épreuve. L’épreuve de sa Parole. Et plus il en attend de nous, plus il nous aime, et plus il veut nous éprouver, nous rendre dignes de Son Amour. Car ce que Dieu veut, c’est que nous vivions de Son Amour, que nous soyons saints de Sa Sainteté. Il était juste que nous commencions par nous recouvrir d’un sac et nous asseoir dans la cendre. Il est juste que le péché, le mal, la souffrance à laquelle et de laquelle nous participons, que nous en devenions les victimes ou que nous agissions en coupables, ne soit pas relativisé, comme une condition naturelle de la vie humaine avec laquelle il nous faut bien composer, mais apparaisse sous sa véritable nature de péché.

2

Nous vivons de la mort du Christ, continuellement, depuis plus de deux mille ans. Et c’est un mystère assez grand pour que nous puissions prendre à notre compte ce que dit le vieux moustachu à propos de la mort de Dieu : du point de vue de la conscience, il ne s’est encore rien passé. Autrement dit : nous n’avons pas encore réellement et profondément pris conscience de la signification et des implications innombrables de l’Incarnation et de la mort sur la Croix du Fils de l’Homme. Il y a tout juste deux siècles que le christianisme en tant que tel, sa vérité intrinsèque, s’est posé à l’esprit humain, dans toute son étendue, sa multitude et sa complexité, comme problème. Et le problème s’est posé dans un sens tel que l’esprit humain, armé d’une science nouvelle, technique et technologique, plus que jamais s’est cru en mesure de triompher de la religion, et de toute religion, de venir à bout de la physique et de la métaphysique, et de bâtir un nouveau monde à son image, sans Dieu, ou dans l’hypothèse d’une absence de Dieu. Il est possible que l’Église n’ait pas eu à se sacrifier dans une telle épreuve de courage et de foi depuis le temps de sa fondation, dans les catacombes, dans la persécution, dans le martyre et dans le sang. Et que le temps de l’épreuve, du sacrifice, ne soit pas consommé. Mais le temps est venu, pour nous, de rejoindre nos rangs dans la bataille, au cœur de l’Église militante, souriants et fleurissants, en ne sachant qu’une chose : la Victoire au Dernier Jour. Telle est l’épreuve par laquelle nous sommes conduits, avec toute l’intelligence qu’il faut, à contempler la Vérité en Jésus-Christ, à écouter ce que la Sagesse de Dieu nous dit pour l’aujourd’hui de Sa présence et de son Triomphe éternel.

Nous sommes revenus lentement vers notre demeure, nous cherchions le lieu du combat, sa vérité, une terre ferme, une foi solide où planter notre croix. Une terre autrefois promise, il y a longtemps, que nous avions oubliée… Il faut comprendre d’où nous venons. Je ne crois pas qu’il soit exact de dire que le christianisme était plus enraciné dans les siècles précédents, ou que notre civilisation fut, antérieurement, essentiellement chrétienne. Nous sortions tout juste de nos vieilles forêts barbares ; pour nous, la civilisation, ce n’était pas le Christ, c’était l’Empire romain. Le Christ ne nous était pas encore visible ; ce que nous pouvions observer, ce dont nous fûmes les témoins, c’était une immense conflagration. Le Christ était, dans cette rencontre de l’Histoire avec le Nom secret de sa destination, comme un miracle, qui ne fut réellement perçu, éprouvé et vécu comme tel que par quelques rares élus, comme une anomalie, que certains savants, aujourd’hui encore, se croient malins de « debunker ».

(Moi-même je me suis cru l’un de ces malins, mais je ne suis pas très savant.)

3

Dans un autre temps, un autre lieu, certainement que cette histoire aurait pris une autre tournure. Et c’est une grâce de Dieu immense que nous soyons de ce temps comme de notre temps. Ni trop en avance, ni trop en retard. Ce n’est pas nous qui nous tournons vers Dieu, c’est Dieu qui tourne nos cœurs vers Lui ; ce n’est pas nous qui nous éveillons, c’est Dieu qui nous éveille, qui se révèle à nous, qui se manifeste, aux portes de notre conscience, en sorte que nous ne puissions plus jamais faire comme si Il n’était pas là. En outre, nous apprenons de l’Apôtre, que « là où le péché à proliféré, la grâce surabonde » ; autrement dit : dans son infinie Bonté et dans son infinie Sagesse, Dieu ne permet un mal qu’en vue d’un plus grand bien. Autrement dit encore : si Dieu, notre Père, dans l’immense Amour dont il nous aime, a permis que nous nous égarions, que nous cherchions notre chemin hors l’Église, partout où nous étions certains de ne pouvoir Le trouver, que nous Le rejetions même, que nous nous revendiquions du nombre de Ses adversaires – sans jamais aboutir à rien d’autre qu’à l’édification de notre propre malheur ; ce n’était que parce qu’Il savait par avance et mieux que nous le chemin sur lequel Il viendrait à notre rencontre et où nous finirions par le retrouver. Nous ne nous sommes pas seulement perdus, nous n’avons pas non plus fait semblant de nous égarer sur toutes les voies fausses où nous avons pu imaginer que notre double nous attendait ; nous avons été en même temps, pour peu que nous y consentions, soumis à un apprentissage rigoureux, porteurs de toutes les exigences. Et nous avons été, dans cette épreuve ou dans cette expérience, chacun selon son cœur et sa propre nature, comme hantés par l’espérance de notre destination. Nous avons été et nous sommes devenus – nous le devenons et nous le deviendrons encore – ce que Dieu a voulu que nous soyons. Le grand mystère demeure de savoir comment il se peut (et s’il se peut véritablement) que nous devenions autre que ce que Dieu veut. Un apprentissage, ou, si l’on veut parler la langue des Mystères, une initiation. Selon un arc qui nous conduit d’un moment où, selon le calcul des loges, l’Église aurait dû s’effondrer sur elle-même et disparaître, en un moment où, si nous ne pouvons pas à proprement parler de renaissance, nous remarquons à tout le moins cette évidence, que sous la cendre couve une braise plus ardente qu’elle ne l’a jamais été. Et c’est une autre de ces grâces immenses que nous en soyons non seulement les témoins mais aussi les combustibles

Nous sommes donc de notre temps. Nous sommes aussi de notre combat. Certains, même dans le Christ, ne comprennent pas que nous parlions sans arrêt de « combat ». Le Christ ne nous a-t-il pas laissé sa Paix, avant de s’en retourner auprès du Père d’où Il était avant la fondation du monde ? Sommes-nous à ce point incapable de paix qu’il nous faille redoubler de guerres ? Mais une chose est la Paix à la manière dont le Christ nous la donne, et qui ne se distingue pas de la Sagesse, de l’Espérance ou de la Foi, qui est la Charité même, dont nous devons vivre les uns envers les autres ; une autre est le combat dans lequel nous nous engageons et pour lequel nous avons été appelés. Ces deux aspects, de la Paix de Dieu et du combat pour la Foi, indissociables dans la vie d’un croyant, traversent toutes les Écritures, jusqu’au dernier livre du Nouveau Testament. Nous ne sommes pas proches de mener la vie que nous voudrions – celle-là même que veut pour nous le Seigneur – mais nous ne marchons pas comme pour la première fois sur un terrain vague, prenant les mesures, établissant les premiers repérages sans trop savoir ce qu’il s’agit de repérer. Nous avons dressé notre tente, les uns et les autres, à distance respectable les uns des autres. Nous avons chacun notre ouvrage, notre trésor, notre secret, notre chant. Nous le conservons jalousement, craignant parfois que le feu ne s’éteigne. Le temps n’est pas encore venu de le partager. Ce n’est pas qu’il soit pour nous seuls, c’est qu’il est entre nous et Dieu (et pas seulement notre conscience). Mais nous avons traversé l’Hiver, un autre Hiver. Plus que jamais nous sommes rentrés dans ce pèlerinage intérieur, qui n’était certes pas nouveau, mais qui fut réellement comme le premier, les prémices de tous ceux qui précèdent et de tous ceux qui suivront.

Carême 2023

Illustration : Kristian Kirilov

Leave a Reply

Your email address will not be published. Required fields are marked *