Les Cendres

Les Cendres

« Que l’homme injuste ajoute encore à son injustice, que l’impur ajoute encore à son impureté, mais que le juste pratique encore la justice, et que le saint continue à se sanctifier. »

L’Apocalypse de Saint Jean, 22, 11.

Ô peuple de l’ouvrage, mes compagnons

Ô chœur ardent

Je vous écris comme jadis l’apôtre écrivit aux sept églises pour leur communiquer ses visions.

L’ignorance nous protégeait. Elle nous permettait de ne pas voir. Ou de voir ce que nous voulions bien voir. Et nous comblions les trous.

Lorsque nos yeux se sont ouverts, ou lorsqu’ils s’ouvriront… Les signes, les orages, les horloges qui répondent et les réveils qui sonnent, oui, tout ça, c’étaient des jeux pour les enfants que nous étions, des interférences…

J’écrivais : « Mon Dieu, si nos yeux s’ouvraient d’un seul coup, nous aurions peur. De quoi d’autre aurions-nous peur ? »

L’expérience interdite.

Traverser le voile.

Si nous ne traversons pas le voile, si nous voyons le voile mais que nous ne le traversons pas, alors le monde et notre visage se figent sur une vision d’horreur.

Oui, nous étions comme des enfants, nous étions curieux, nous voulions tout découvrir, tout savoir et tout réparer ; mais nous avions peur, nous étions terrifiés, devant la mort comme devant un abîme…

Et si nous nous laissions emporter, que se passerait-il enfin ?

1

Avons-nous besoin de grandes catastrophes, de grands drames spectaculaires, de grandes secousses, de sentir qu’« il se passe quelque chose », pour nous sentir vivant ou éprouver le besoin de nous tenir debout ? Il y aura des drames, il y aura des catastrophes, de grandes secousses, et aussi des guerres si vous le désirez – il y en a déjà, il n’y a qu’à ouvrir les yeux, à tendre un peu l’oreille. Je connaissais quelqu’un comme ça, qui se sentait revenir à la foi périodiquement, au gré des événements mondiaux. Il suffisait que « quelque chose se passe » d’assez spectaculaire, qui puisse apparaître comme un grand signe dans le ciel, pour qu’il se laisse gagner par une fièvre mystique que trop d’ignorants et/ou de paresseux confondent avec une « prise de conscience ». Une fois que l’événement retombait, il retombait lui aussi dans ses vieilles ornières, qu’il ne quittait jamais véritablement, sinon dans le cadre d’une certaine mise-en-scène de soi. Entre deux pics, entre deux accès de fièvre, il avait plutôt tendance à cultiver sa dépression que sa foi, si bien qu’il n’avançait jamais, il ne travaillait pas, il ne faisait pas un seul pas dans la direction qui lui était soufflée. Aussitôt que lui revenait un accès de fièvre, il semblait toujours revenir au même point de départ et redécouvrir toujours la même chose : pas la même vérité que l’expérience lui ferait contempler sous un jour nouveau, mais la même image mentale qui semblait ne jamais avoir connu la moindre altération ni le moindre petit changement.

Lorsque nous vivons comme endormis, sans doute faut-il qu’un événement vienne nous sortir de notre torpeur et nous ouvrir à la vision, au soupçon d’une autre expérience possible. Mais un tel événement ne se produit qu’une fois : l’éveil n’est pas un événement, mais un cheminement, qui commence au seuil d’une expérience de particulière intensité. Lorsque nous sommes à peine éveillés, sachant à peine nous tenir debout, par peur de nous rendormir, sans doute avons-nous besoin de vivre intensément notre expérience, d’investir émotionnellement le moindre phénomène pour dire que nous lui accordons toute l’attention qu’il mérite. Nous en passons tous, plus ou moins, par le même chemin, les mêmes épreuves, même si nous n’empruntons pas les mêmes routes. Mais nous allons apprendre aussi, nous apprenons déjà, à cheminer sereinement, en toute tranquillité, naturellement confiant, tout en gardant les yeux ouverts. Notre apocalypse peut être joyeuse, amoureuse, lumineuse.

2

Nous savons, à peu près, comment les choses vont se passer, vers où nous sommes dirigés. Nous ne connaissons pas le détail, nous ne connaissons pas l’heure, mais nous savons, parce que l’histoire ne nous pose que des problèmes que nous sommes en capacité de résoudre ; l’esprit ne dispose à notre intention que des signes que nous sommes en capacité de déchiffrer.

Nous savons, aussi, parce qu’il y a, dans ce gros nœud tragique, quelque chose qui nous concerne personnellement, qui prend la forme et le nom de notre volonté.

C’est en ce sens que l’on peut dire que toute forme de résolution pour les temps futurs est d’abord le fruit de nos résolutions personnelles : parce que chacun est invité, en lui-même et pour lui-même, à découvrir la trame et le jeu des trajectoires qui le concernent. C’est en se mettant soi-même dans le mouvement de sa propre résolution intime que l’on entre dans le courant. Et ce mouvement intime de conversion de l’être à la résolution de sa trajectoire ne se réalise qu’aux heures de solitude, lorsque l’Homme se retrouve seul face à lui-même, comme à son Dieu.

Mais cette dynamique de résolution est aussi personnelle en ce sens qu’elle se réalise entre des personnes : non pas des individus abstraits ou des personnes juridiques interchangeables, mais des êtres vivants, de chair, de sang et d’os, que l’on embrasse par le corps de sa présence ou de sa vibration. L’Autre, qui est toujours une autre singularité.

La dimension où s’enracine et se joue une relation entre deux êtres, un dialogue entre deux âmes, n’est pas sociale, elle est d’abord érotique, animale. C’est quelque chose de vivant, d’affectif et de spirituel.

Nous savons qu’il n’y aura pas de retour au « monde d’avant », à une « vie normale », et qu’un tel retour ne serait pas souhaitable. Nous ne sommes pas des nostalgiques d’anciens régimes. Cette vie-là était déjà devenue impossible avant que nous la renversions. Nous sommes condamnés à marcher en avant, quitte à marcher contre le vent – mais nous ne sommes pas vraiment condamnés. Hardi, compagnons ! Il y a encore tant de soleils que nous n’avons pas vu éclore.

Nous allons devoir « nous réinventer », comme disait notre Monarc, tirer de notre propres fonds la flamme qui nous fera vivre et autour de laquelle se rassembleront nos foyers nouveaux. Mais nous n’avons pas été pris au dépourvu par une écrasante nécessité. Nous avons été préparés. Nous n’attendions pas que notre prise de conscience devînt une injonction gouvernementale ni qu’elle fût partagée par tous les peuples. Pour certains, l’histoire commence ce matin ; pour d’autres, c’est déjà une vieille histoire, une longue guerre et des combats innombrables. Et nous sommes à peu près tous dans le même brouillard, dans la même incertitude. Je ne parlerai plus aujourd’hui d’indécision. Je crois que le temps de l’indécision, pour nous, est passé. Mais, encore une fois, tout le monde ne se rend pas aux mêmes évidences par les mêmes chemins.

L’effort que nous pratiquons chaque jour depuis maintenant des années pour nous mettre et nous maintenir sur notre voie, n’avait pas pour seul but de compenser les souffrances et les frustrations dues à notre inadaptation à une réalité toujours décevante qui ne nous aurait pas convenue.

Pour vous dire la vérité, mes amis, rien ne m’aurait été plus insupportable.

Nous avons été préparés et accompagnés en vue des formidable bouleversements qui adviennent et que nous ne pouvons ignorer. Où nous pouvons reconnaître l’essence de la volonté qui nous guide et du désir qui nous anime, notre exigence et notre vertu. Pour que nous trouvions, au cœur de la catastrophe annoncée, le mobile et l’opportunité de transformer jusqu’à la nature de l’expérience humaine ; pour que la catastrophe ne soit pas pour nous autre chose qu’un simple renversement des conditions historiques de ladite expérience. Pour que nous n’ayons ni à le craindre ni à l’espérer.

Et peu importe, au fond, ce à quoi nous aurions été préparés ou ce vers quoi nous serions guidés. – Cela, c’est le nom secret de notre voie, l’empreinte familière d’une voix qui nous appelle et que je m’acharnerais en vain à essayer de démontrer.

L’Histoire, comme elle se déroule, où elle conduira les peuples et les nations (du moins ce qu’il en reste), ne dépend ni de notre vouloir, ni de nos actions ni de nos prières. Nous serions de braves enfants, mais bien naïfs, si nous imaginions pouvoir influencer, même collectivement, ce monstre de fatalité, cette volonté qui nous échappe.

Il n’y aurait eu dans le ciel de notre avenir qu’un horizon de paix et de félicité que, pour certains d’entre nous, la question brûlante de la sagesse et de la foi se serait posée quand même, et elle se serait posée exactement au même endroit. Mais notre horizon était déjà crevé au moment où nous ouvrions les yeux sur notre histoire. Déjà le monde d’après chantait ses révolutions, et déjà nous chantions avec lui.

Il y a une voie, il y a un chemin, qui traverse la vie, qui traverse l’histoire, sur lequel tous les sages et tous les prophètes ne cessent de se retrouver, avec beaucoup d’étonnement. Ce n’est pas un fantasme de nos imaginations ni un pitoyable désir d’arrière-monde. Au contraire, cela se dévoile toujours à l’envers et contre tous les fantasmes et tous les arrière-mondes, contre tous les faux-dieux et les faux-prophètes, et ne laisse jamais rien debout de nos illusions.

Pour chacun de nous, l’ouvrage auquel nous nous rendons est une nécessité.

Il est évident qu’ils seront longtemps nombreux ceux qui ne se sentent pas concernés.

Ce n’est pas une nécessité extérieure.

En réalité, nous recherchions à l’extérieur des raisons de ressentir en nous les vibrations douloureuses d’un appel qui prend sa source dans le fond du ventre, dans les entrailles. Nous cherchions des excuses à cet « appel » qui ne rencontrait guère d’échos à l’extérieur de nous, et pour ne pas lui répondre, pour ne pas aller chercher sa source là où elle se trouve.

L’évolution des conditions extérieures ces dernières années ne cesse de confirmer notre pressentiment déjà vieux, mais cela ne suffit pas pour réveiller ceux qui dorment et qui veulent qu’on les laissent dormir. D’ailleurs, faut-il vraiment les réveiller, s’ils veulent dormir ? La tyrannie des éveilleurs de conscience m’apparaît de plus en plus comme une autre métastase du lent pourrissement totalitaire généralisé. N’avons-nous pas été, nous aussi, de doux rêveurs à la conscience susceptible ? Et il y avait un gouffre immense entre le monde que nous pressentions être le bon et la réalité de nos conditions de vie. Nous étions, nous aussi, des idéalistes, ou des nihilistes (vous le direz comme vous voudrez).

Oui, mais notre ouvrage n’est pas un rêve, et rien ne serait plus douloureux pour nous qu’il ne fût qu’un rêve.

C’est un appel.

C’est L’Appel d’une nécessité triomphante, que nous pouvons appeler La Volonté de Dieu, que nous sommes nombreux à avoir entendu au moins une fois dans notre vie. Plus rares sont ceux qui écoutent l’inépuisable prière que les vents transportent ; plus rares encore ceux qui répondent.

Cette nécessité, c’est ce que nous voulons. Et ce que nous voulons est plus ou moins favorisé par les conditions extérieures de la matérialité historique, mais n’en dépend pas. Car nous voulons ce que veut en nous cette nécessité ; or les conditions extérieures de la matérialité historique sont également le fruit de cette nécessité.

Tout coïncide, tout se tient.

C’était ainsi que devait commencer notre histoire. Pendant de longues années, nous devions errer, traverser nos déserts et nos épreuves pour apprendre à nous mettre chacun sur notre voie. Ce fut pour chacun une expérience incomparable. Nous n’aurions pas pu le faire ensemble, même si nous l’avions voulu, même si nous nous étions obstinés à ne pas nous écarter de nos fausses routes. Il fallait ce désert, il fallait cette croix que nous portons maintenant sur notre dos, il fallait multiplier ce trésor que nous endurions parfois, hélas, sans voir le bout de notre peine.

Il fallut cela pour nous mettre sur notre voie et pour que nos voies se rassemblent enfin, pour que la nécessité aveugle se tourne dans notre cœur en désir éclairé et que nous réalisions que, dans ce sens, le monde dans lequel nous entrons est toujours-déjà le fruit de notre volonté.

Mais déjà le rêve n’a plus la même saveur sur le bout de notre langue, il y a moins de mystère ou moins d’ignorance. Fallait-il que nous nous donnions les moyens : regardez où nous en sommes ! Nous n’avons pas à rougir. Nous avons charrié jusqu’ici nos premières pierres, celles que nous n’avons pas jetées. Nous n’avons plus à languir. Hardi, compagnons, car nous ne sommes au bout ni de nos combats ni de nos peines. Ce ne sont pas les dernières funérailles que nous célébrons. Il en faudra toujours du courage et de l’amour pour se lever le matin.

Il y a des pensées, des croyances, des béquilles que nous partagions autrefois, avec d’autres, comme notre pain béni ou comme notre représentation la plus belle et la plus vraie. Nous y contemplions un sommet de l’esprit et de la sagesse, nous imaginions alors qu’il n’y avait rien de plus haut, qu’il ne pouvait y avoir au monde d’autres sommets. L’horizon à nos pieds semblait acquis. Pendant longtemps, il nous sembla que ces pensées seraient nos pensées pour le restant de nos jours sous le soleil, que nous en partagerions le désir et le destin jusqu’à la mort… Mais voilà que le temps vient nous contredire. Un beau matin, nous réalisons qu’elles se sont envolées, sans que nous les ayons vues partir, comme des oiseaux dont les ailes auraient été guéries.

3

Où en sommes-nous, mes amis ? Avons-nous une fois de plus rêvé que le monde tournait trop vite ou qu’il ne tournait plus, que l’urgence nous dépassait ?

C’est vrai que nous voudrions avoir déjà traversé le temps de l’épreuve et nous retrouver de l’autre côté, sur l’autre rive, triomphants, l’œil sage et le sourire aux lèvres…

Mais si tout s’effondrait d’un seul coup, nous ne tiendrions pas la choc, ce serait un carnage et il ne resterait plus grand monde sur la terre des hommes pour passer de l’autre côté.

Il y a un an bientôt… Mais n’’allons pas trop vite, ne soyons pas pressés… Quelques jours encore, même si les oiseaux nous enchantent, même si des mouches éclosent par grappes, les saisons suivent leur rythme – et c’est un repère assez sûr pour la pensée, les cycles de la nature et les orbes du cosmos auxquels s’accordent les saisons de l’âme… Même si tout tend à se brouiller dans le monde des hommes, à se ternir d’une teinte de gris sale, uniforme.

Que fut cet hiver, avec nos masques sur la tronche, nos gestes barrières et nos couvre-feu à dix-huit heures ? Nous avions l’air ridicules, n’est-ce pas, nous avions l’air bien malade. Mais pas de la maladie qu’on nous vend. Nous avons pourtant tous été sonnés par la même trompette, nous avons tous reçu le même avertissement. Comme il fallait s’y attendre, plutôt que de s’ouvrir, dans la cage dorée de nombreuses poitrines les cœurs se sont endurcis. Parce que le « monde d’après » ne s’est pas matérialisé comme par enchantement dans le courant immédiatement accessible de la réalité historique, que les Puissances semblent être devenues plus puissantes que jamais, et leur domination plus encore inéluctable… Quel espace nous restera-t-il demain pour vivre, pour respirer, lorsque l’ogre aura tout mangé ? Quel espace lumineux restera-t-il dans notre conscience si nous demeurons abasourdis dans notre flaque de boue à ronger le remord de n’avoir rien fait ? Ce sont-là des questions pressantes avec lesquelles on peut nous écraser facilement. C’est pourquoi l’on s’encourage mutuellement à ne pas y songer : « Ne te prends pas la tête avec ça, va… Faut pas y penser… » J’en ai connu, des cœurs pas trop mauvais, pas trop abîmés non plus, mais paumés sur une route que tous les autres avaient tracé pour eux, pour qui cette lucidité était un abîme où ils s’interdisaient de plonger. Car ils savaient que, ainsi que l’enseignait mon vieux maître moustachu, s’ils se risquaient à jeter un regard dans l’abîme, c’est l’abîme qui finirait par les regarder.

L’hiver fut rude, je ne vous le cacherai pas. Nous n’avons pas souvent vu le soleil et chacun commence à se sentir sérieusement éprouvé par les enchaînements de mesures absurdes imposées par le nouveau régime épidémique qui est en train de s’installer durablement.

Nous avons eu tort si, aux premiers jours, nous avons pris cela avec légèreté, comme un mauvais nuage qui serait vite passé ; nous avons sous-estimé notre adversaire si nous avons jugé que le destin du monde pouvait se jouer « le temps d’une paix éclair » ; nous étions fous si nous avons imaginé que le monde d’après serait comme une fête après un miracle, où les femmes de nouveau enfanteraient sans douleur.

Nous avons rêvé…

Et le temps nous retrouve, qu’on ne peut contourner, qu’il nous faut traverser, le temps long, celui qui nous donne la mesure exacte de nos passions.

Les longues nuits de l’hiver, la compagnie des sorcières et des démons de l’ombre.

« Oh ! Ce n’est plus la peine de vous cacher, je sais bien que vous nous épiez, que vous vous pourléchez à nos contours à chaque pas que nous faisons. Il y aura toujours assez de lumière dans mon cœur pour vous faire de l’ombre, soyez tranquilles, vous pourrez toujours vous y reposer, soyez sereins. Voici le printemps qui revient : nous danserons bientôt sous les arbres en fleur. »

Carême 2021

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