L’épouvantail de la République

L’épouvantail de la République

« Pendant toutes les années du mitterrandisme, nous n’avons jamais été face à une menace fasciste et donc tout antifascisme n’était que du théâtre ; nous avons été face à un parti (le Front national) qui était un parti d’extrême droite, un parti populiste, aussi, à sa façon, mais nous n’avons jamais été dans une situation de menace fasciste et même pas face à un parti fasciste. »

Lionel Jospin, France Culture, émission Répliques du 29 Septembre 2007.

« Néanmoins, en dépit d’une image tenace, ce rescapé de la IVe République n’a rien d’un néofasciste. Le Pen est alors un pur produit de la tradition poujadiste et de l’Algérie française pétri d’anticommunisme et d’antigaullisme. Une droite décomplexée, autoritaire voire musclée, mais respectueuse des institutions. Bref, il n’a pas grand-chose en commun avec les activistes du mouvement d’Ordre Nouveau. »

Grégoire Kauffmann,« Les origines du Front National », Le Seuil « Pouvoirs », 2016/2, n° 157.

« Alors que la monnaie unique avait été consciemment conçue pour liquider la démocratie, les classes supérieures peuvent se réinstaller non pas simplement dans le discours, mais dans la croyance “sincère” qu’elles représentent la défense de la démocratie libérale contre la menace “populiste”. La situation est perverse : des groupes sociaux qui ont organisé ou voté la fin de la souveraineté nationale et donc de la démocratie réelle (pour l’essentiel, l’aristocratie d’État en cours de financiarisation et la petite bourgeoisie CPIS) entrent, par la grâce du FN, dans une phase d’auto-réhabilitation morale, démocratique et libérale. »

Emmanuel Todd, La Lutte des classes en France au XXIe siècle.

*

Le 21 du mois d’Avril de l’an 2002, se produisit en France un « séisme politique » dont nous subissons encore les répliques quelques vingt ans plus tard : l’ignoble ogre fasciste que l’on avait agité pendant près de vingt ans comme une chemise brune devant les yeux des Français, accédait enfin au statut de menace réelle. Ceux qui vécurent de ces temps d’avant qu’internet ne se substitue à la matrice obsolète de nos rapports sociaux s’en souviennent avec une certaine émotion.

Le Front National représentait à nos yeux la frange la plus sombre et la plus misérable de l’idéologie française, ce que le peuple français avait en lui de plus détestable et de plus puant : le racisme, l’antisémitisme, la collaboration, le pétainisme, le révisionnisme, le négationnisme, la colonisation, l’impérialisme brutal et conquérant, la nostalgie de l’Algérie française et des séances de tortures abominables auxquelles se seraient livrées avec un dégoûtant plaisir des personnalités comme Jean-Marie le Pen. En sorte que celui-ci s’imposa très aisément dans le paysage médiatico-politique français comme le bouc émissaire de toute la mauvaise conscience dont le peuple français devait se purger s’il voulait retrouver sa fierté d’être un grand peuple libre et démocratique.

Nous, nous étions la vraie France, sa bonne conscience démocratique et républicaine, antiraciste, ouverte, accueillante, chaleureuse et fraternelle. Les valeurs que nous défendions étaient radicalement opposées aux prétendues « valeurs » que défendait le Front National. Les immigrés n’étaient-ils pas nos frères en humanité, eux qui de partout venaient pour fuir la guerre, la misère, l’oppression ; n’était-il pas de notre devoir, nous qui avions été, jadis, les oppresseurs, de leur tendre les bras avec humilité et repentance, de les accueillir sous nos toits, de partager avec eux nos repas, nos femmes et nos enfants ? (Demandez aux Palestiniens ce qu’ils en pensent de cette notion de fraternité entre les peuples.) Nous nous étions laissés négativement séduire par le fantasme des bruits de bottes des hordes de milices fascistes toutes prêtes à déferler dans les rues de nos villes au premier signal ; et déjà nous imaginions nos amis aux origines suspectes, traqués, raflés, enfermés dans des camps de concentration avant d’être expulsés du territoire ou simplement exterminés. L’équation dans nos têtes se résolvait ainsi naturellement : des discours de Jean-Marie le Pen aux chambres à gaz en passant par les wagons à bestiaux, il n’y avait qu’un pas.

Nous étions jeunes, nous ne comprenions pas. Nous étions aveugles, ou aveuglés. Nous nous imaginions, rejoignant le troupeau bêlant, acquérir un semblant de conscience politique et républicaine. Cela aurait pu être notre mystique, notre affaire Dreyfus. Enfin nous avions un combat, une lutte à mener, car nous le voyions poindre à nouveau, le museau répugnant de la bête immonde ; nous agitions devant nous comme des drapeaux naïfs et convaincus la mémoire de la Deuxième Guerre mondiale et des camps de concentration, en déclamant que « Nous savons où ça mène » et que « Plus jamais ça ». Mais à qui adressions-nous nos revendications, auxquels de nos concitoyens, auxquels de nos représentants ? Quel était cet obscur pacte républicain que nous paraphions dans un geste dramatique ?

Nous pourrions parler d’une « mystique républicaine » pour laquelle notre génération voulut bien s’enflammer. Certes, la France avait une identité, républicaine, héritée de l’humanisme et de l’universalisme des Lumières, de la Révolution, des Droits de l’Homme… En dépit d’un certain ancrage « à droite », disons de tradition monarchiste, un vieux fonds nationaliste, intrinsèquement raciste et antisémite, que la Dernière Guerre n’était pas parvenue à éradiquer, le cœur de la nation demeurait fondamentalement « à gauche ». La République était sauve. Mais le fait décisif qui devait peser sur notre conscience, c’était que la France avait une dette morale imprescriptible, du fait de la collaboration active du régime de Vichy avec l’occupant allemand et de la participation volontaire de l’État français dans le processus de déportation des juifs d’Europe (que l’on peut qualifier sans sourciller d’épuration ethnique) ; crime rétroactivement aggravé par l’épopée coloniale de la France, principalement en Afrique, entre le XVIIIe et le XIXe siècle. L’immigration, affirmions-nous avec les idéologues du métissage obligatoire, était une conséquence du reflux de notre ancien empire colonial, comme une loi de l’histoire que nous devions assumer, en acceptant que des populations en provenance de ces terres que nous avions pillées de fond en comble, s’en viennent progressivement et massivement remplacer les populations européennes, blanches et chrétiennes, fatiguées d’elles-mêmes et de leur vieille puissance. Vouloir s’opposer ou simplement combattre ce phénomène naturel était aussi absurde que de prétendre lutter contre des phénomènes climatiques (…) ‒ N’avions-nous donc rien retenu des leçons de l’histoire ? NOUS SOMMES TOUS DES ENFANTS D’IMMIGRÉS, beuglions-nous dans nos manifs, comme si cela avait la moindre profondeur politique… Chacun de nous se senti devenir le défenseur de l’immigré, du réfugié, du clandestin… Et nous amalgamions tout : l’État et le Front Nation (qui pourtant n’avait jamais été « aux affaires » en France) ; les immigrés et la population « non-blanche », qu’elle fût française ou immigrée, en cela au moins aussi racistes (par ignorance, par manque de culture ou de profondeur historique) que les ignobles fascistes que nous dénoncions et que nous imaginions combattre en faisait cracher aux oreilles de la petite-bourgeoisie des centre-villes, les guitares crasseuses de Béruriers Noirs.

Il y avait sans doute quelque chose de « noble » ou de « pur », au moins dans notre intention, dans la volonté intérieure qui nous détermina à nous mêler aux cortèges de ceux qui se levèrent pour dire NON au fascisme. NO PASARÀN ! NO PASARÀN ! Au moins pour certains d’entre nous. Une pureté idéologique. Nous n’avions jamais connu une France qui fût essentiellement blanche et catholique, nous étions déjà mélangés, nous étions déjà distillés, et déjà par les formidables machines de propagandes américaines ; nous n’avions été élevés dans les décombres d’aucune guerre, nous n’avions frémis dans les illusions d’aucune révolution, nous n’avions raisonnablement qu’un seul monde à défendre, celui que nous connaissions, celui de notre tranquillité morale et de notre relative bonne conscience. Nous avons péché par ignorance. Pouvons-nous nous en faire le reproche ? Nous avions été programmés précisément pour cela, pour réagir de cette manière, automatique, presque instinctive, au moment où le mot d’ordre serait donné. Nous étions, nous, les bons français, ceux qui ne rejetaient pas l’autre en raison de ses différences, qui ne considéraient pas l’étranger d’abord comme un ennemi. En manifestant contre la présence du candidat de l’extrême-droite au second tour des élections présidentielles, en se portant massivement sur son adversaire (en l’occurrence, monsieur Chirac, mais il aurait tout aussi bien pu s’agir d’un âne), le peuple de France démontra une fois de plus que, même au porte du péril, il demeurait profondément républicain.

Le vote Front National représentait la ligne rouge à ne pas franchir. Face à l’éternel retour dans l’histoire des vaincus de la guerre qui coupa le siècle en deux, l’arc républicain devait périodiquement se verrouiller et reverrouiller. Mais de qui, de quoi était composé cet « arc » ? Nous ne nous le demandions pas, nous n’avions pas de considérations pour cette sorte de détails, c’était de la petite cuisine, indigne, car face à la menace extrême d’une France qui redeviendrait fasciste, ne fallait-il pas que nous sachions mettre nos différences de côté et nous rassembler, afin de présenter un front uni face à l’ennemi commun ? N’importe quel vote, n’importe quel choix de société serait préférable, aucun ne saurait être pire. C’était là notre seule certitude, l’axiome indémontrable sur lequel tout le reste pouvait et devait être fondé : les Droits de l’Homme, la Démocratie, dans la limite des stocks disponibles… L’ultima ratio que nous devions conserver, chérir, partager et transmettre, pieusement, religieusement. N’importe quel gang antidémocratique de ce qu’Emmanuel Todd appelle « l’aristocratie stato-financière » plutôt que le clan Le Pen. Tel était le commandement républicain, l’appel de la Démocratie en péril auquel nous répondions, pieusement, religieusement. Nous étions le camp du Bien, au sens le plus absolu. Et sur le moment nous ne trouvâmes pas étrange de nous trouver dans le même « camp du Bien » que la plupart de ceux qui étaient aux affaires depuis des décennies, qui organisaient activement et doucereusement la liquidation de la Nation et de l’État français, de la souveraineté et de la démocratie, de la République même ; nous ne nous sentîmes pas troublés que ce fussent précisément ceux-là qui nous désignaient, depuis près de vingt ans, le Front National de monsieur Jean-Marie le Pen comme l’ennemi, le résidu d’une France nauséabonde que nous devions combattre avec la dernière fermeté.

Pendant vingt ans encore, l’épouvantail FN fut exhibé en sorte d’assurer à un candidat « euro-mondialiste » de droite ou de gauche d’accéder spectaculairement au pouvoir, à la fonction présidentielle, au rôle de chef de l’État, dans une Nation dont la particularité sera de plus en plus de n’avoir justement plus d’État à proprement parler (puisque toute souveraineté sera progressivement transférée ailleurs…) mais un appareil d’administration central décentralisé dont les dernières prérogatives le réduisent à n’être plus qu’un organe de répression financière, morale et policière, qui consiste en dernière instance à contrôler ou, pour le dire avec la verve de notre Monarc, à « emmerder » la population. Pour ne pas avoir une fois pris le risque de dévoiler l’imposture du théâtre fasciste/antifasciste, en quoi consiste essentiellement le mensonge idéologique depuis la crise de 1968, nous avons systématiquement remis les clés du pouvoir, ce qui nous restait de puissance ou de souveraineté en tant que citoyens, aux êtres pervers et manipulateurs les plus avides de se l’approprier : agents, administrateurs, animateurs et autres larbins de l’État mondial totalitaire. En réagissant comme l’on s’attendait à ce que nous réagissions en ce mois d’Avril de l’an de disgrâce 2002, nous consentîmes à notre façon à tous les désordres mondiaux dans lesquels nous allions péniblement nous enliser au cours des décennies qui suivirent ; « nous », je veux dire ici les Français, ce qu’il restait alors du peuple de France. En signant le pacte républicain, certes, nous ne prîmes pas le temps de déchiffrer les hiéroglyphes gravés en petits caractères tout au bas du document. Notre engagement était un engagement de cœur, non de raison.

Le vote Front National, ou vote Le Pen, constitua un verrou affectif et moral que notre génération a parfaitement intégré. Une supercherie, un piège dans lequel nous ne cessions de tomber et qui transforma progressivement l’histoire de France en une caricature de film français. Un verrou, une ligne rouge, un point de détail idéologiquement critique contre lequel toute la frange critique du capitalisme, du libéralisme et de tous les ismes, venait systématiquement butter. Même les plus acharnés adversaires finissaient par se mettre d’accord sur cette certitude qui les rassemblait, que « jamais, vous m’entendez bien, jamais » ils ne voteraient pour un candidat d’extrême-droite et qu’ils n’auront de cesse de combattre jusqu’à leur dernier souffle ce parti et tout ce qu’il représente. C’est ainsi qu’ils se sentaient démocrates et républicains. Et c’était entre eux comme le critère décisif, à partir duquel n’importe quel débat devenait possible. « Ceux qui colportent de telles idées, de telles doctrines racistes, xénophobes, antisémites, ne sont certes pas de amis de la démocratie. N’ont-ils pas, de tout temps, déclaré leur haine de la République ? Au nom de la France, disent-ils. Mais ceux-là, et tous ceux qui sournoisement se rangent derrière eux, devraient avoir honte de s’appeler Français et d’avoir sans cesse le nom de France à la bouche, car en vérité, de leurs mots ignobles qui roulent dans leur haleine fétide, ils salissent nos valeurs, ils souillent les couleurs de notre drapeau, ils trahissent tout ce qui fait la grandeur et la fierté de notre pays, de notre grande et belle Nation… » Ainsi parlent entre eux les républicains, politiciens ou intellectuels, de droite comme de gauche, et ils s’applaudissent de conclure chacune de leur prise de parole, en public comme en privé, par des mots aussi forts, qui résonneront longtemps dans l’histoire – c’est d’ailleurs de cela qu’ils vivent. Ils connaissent l’équation : Le Pen = Hitler = Shoah. Ils ont bien appris leur leçon. C’est leur façon de montrer patte blanche. Et le soir venu, dans l’humanité retrouvée de leur misérable solitude, ils soupirent, satisfaits. Au moins ils peuvent se regarder dans un miroir, le conscience tranquille. Mais se regardent-ils réellement ?

Aurait-il fallu, alors, que nous ne soyons pas frileux et que nous votions pour le candidat du Front National ; cela aurait-il pu changer le destin de la France, cela l’aurait-il précipité ? Il n’était pas exact de dire que la présence d’un parti comme le Front National, parti dit d’extrême-droite, au deuxième tour d’une élection présidentielle en France, posait un problème de démocratie ; pas plus qu’il n’était exact de dire que le programme que le Front National pouvait représenter une solution au problème de la démocratie. La question ne se pose même pas. Le Front National constituait un verrou antidémocratique que nous devions massivement faire sauter – et pourquoi pas en apportant notre suffrage au vote interdit ?

Il y a de nombreux « verrous » qui sont posés, comme ça, sur l’histoire officielle. Des mythes obligatoires, auxquels il nous est demandé de croire sans discernement, se constituent presque naturellement à chaque étape décisive, à chaque seuil historique que nous franchissons ; partout des théâtres s’installent, que l’on propose à l’avidité du public comme un double du réel, plus authentique et plus pur, moins salissant pour les mains et surtout moins risqué pour la conscience. L’histoire réelle est dégueulasse et souvent sordide, n’est-il pas plus sage de nous en épargner autant que possible le spectacle insupportable ? Ainsi, notre attention est méthodiquement détournée des pôles de gravité réels pour être orientée vers des pôles de distraction de plus en plus grossiers. On pourrait dire qu’il n’y a pas une seule construction historique qui ne soit une telle « mise en scène » de la réalité spirituelle concrète d’un peuple, production idéologique, spectaculaire ou carrément mensongère, dont le théâtre subventionné n’est qu’une métastase agonisante. Mais il semblerait qu’en France, particulièrement depuis les années Mitterrand (caractérisées par le fameux « tournant de la rigueur » de 1983), la notion de mensonge soit particulièrement appropriée. Bien que ces systèmes de verrouillages idéologiques aient des implications politiques, que ce soit sur le plan intérieur ou social, ou que ce soit sur le plan des relations internationales ; je crois que nous devons les considérer avant tout pour ce qu’ils sont, autrement dit selon leur nature essentiellement morale, voire religieuse. C’est en ce sens que nous pouvons parler de véritables mythologies contemporaines, particulièrement pour les événements les plus intensifs ou les plus dramatiques : la Deuxième Guerre mondiale ; le 11 Septembre 2001 ; la menace fasciste en France… Certains mythes sont plus brûlants que d’autres, et peut-être aussi plus sacrés. Mais d’un sacré laïc, républicain.

Illustration : ©Projet KO

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