La fable du fils prodigue et de l’enfant terrible

La fable du fils prodigue et de l’enfant terrible

« N’es-tu pas certain de la Vérité : Je suis dans le Père et le Père est en Moi. Les paroles que je vous dis, je ne les dis pas de moi-même ; le Père qui demeure en Moi, c’est Lui qui agit. Soyez certains de la Vérité de ce que je vous dis : Je suis dans le Père et le Père est en Moi, si vous n’êtes pas certains, regardez ce qui s’est accompli ! »

Évangile de Jean.

I.

Voici comment les choses se sont passées.

Lorsque Dieu, le Tout-Puissant, le Miséricordieux, eût créé les hommes afin de les établir en tant que gardiens et protecteurs de Son royaume, il commanda à Ses anges de s’incliner devant Sa créature : « Vous serez pour eux, lorsqu’ils seront l’esprit et le cœur plongés dans les ténèbres, leurs guides et leurs compagnons… » Or il s’en trouva un, une tête brûlée sans doute, pour refuser d’obéir à Son commandement : « Comment ?! Je m’inclinerais, moi, à devenir le serviteur de ces minuscules et misérables insectes-singes qui gesticulent et s’agitent à la surface de la terre, alors que mon existence précède toute création et que je leur suis infiniment supérieur ? C’est eux, au contraire qui devraient s’incliner devant moi. »

Il s’enfla d’orgueil et de colère, et s’adressa de la sorte à la face de Dieu :

« Tes créatures si précieuses, je m’en ferais le maître. Je leur soufflerai dans les bronches sans répit, les assaillant de jour comme de nuit, dans un sens et dans l’autre, à l’envers comme à l’endroit, venant d’en haut venant d’en bas. Toutes les fois qu’il s’en trouvera un pour entrouvrir les yeux et se tourner sur ta voie, il me trouvera sur son chemin ; je serais la question derrière toute question, le serpent sous la pierre, la poutre dans l’œil et le trou dans le fond du panier. Pas un seul ne sera épargné. Lorsque l’heure sera venu, je t’en fais la promesse, tu les trouveras tous ivres à danser sous la férule du diable, et pas un ne sera digne de te recevoir. »

Après avoir prononcé ces paroles, en signe de mépris et par provocation, il cracha sur la terre. Pour s’être opposé à la volonté de son Père, il fut chassé ciel, avec toutes ses légions, condamné à une errance interminable sur la terre de son mépris, chimère parmi les chimères, ombre parmi les ombres, dans les ténèbres les plus denses des royaumes animaux. Dès lors, il n’eut d’autre soif que d’assouvir sa vengeance contre les hommes et contre Dieu. Il inventa de nombreux pièges, des ingénieries de failles et de tentations, il joua des instruments les plus délicats de la sensibilité et de la faiblesse humaines, il empoisonna une à une les sources de toutes vertus. Il se donna à lui-même toutes sortes de noms, pour toujours mieux se confondre aux ombres crédules de nos imaginations : il fut, tour à tour, le Rebelle, l’Ange déchu, la Tentateur, le Séducteur, le Serpent, le Corrupteur, l’Oppresseur, l’Accusateur, etc. Celui qui sans cesse oppose l’homme à lui-même et sans cesse le divise contre lui-même, afin que jamais surtout il ne se tourne vers le chemin du pardon.

[…]

L’ange n’a jamais compris la raison pour laquelle nous avons eu le droit de nous révolter – il ne s’est jamais réellement posé la question… Et nous non plus, nous ne comprenons pas, quand on nous dit qui notre Père nous aime et que la confiance qu’Il a placé dans notre cœur est infinie.

Il s’est passé et il se passe encore, aujourd’hui et chaque jour depuis la nuit des temps, que le Père ne cesse de s’incarner en tant que le Fils et vient s’asseoir auprès de ses enfants, autour des flammes fébriles de leurs foyers, partager avec eux le vin de leur misère et le pain de leur vie, chanter les chants tragiques et dérisoires de nos récits de notre passage sur terre… Pareil à tous les hommes, Il ne cesse de venir au monde et d’oublier ce qu’Il est. Il traverse avec nous les éternités incommensurables de nos errances, esclave parmi les esclaves, tyran parmi les tyrans.

Pareil à tous les hommes, depuis des éternités, Il ne cesse de venir au monde, de rejouer le jeu de l’incarnation, de se jeter dans les filets du diable. Il ne s’est pas contenté une fois de venir et de mourir sur la Croix. Depuis des éternités, pareil à tous les hommes, notre Père qui est dans les cieux ne cesse de venir au monde, de mourir – et de ressusciter.

Et Il demeurera jusqu’à ce que plus aucune âme ici-bas ne demeure, jusqu’à ce que nous soyons tous parvenus sur le chemin du retour. Tant qu’il demeurera une âme à délivrer, le Père redescendra dans le feu de l’incarnation ; Il se rendra jusques aux confins les plus reculés des enfers les plus froids – là où aucun ange n’irait confronter sa lumière, pour sauver un seul de ses enfants.

Jusqu’au dernier, le plus terrible de tous, celui-là même qui fut banni au commencement de cette histoire, l’inépuisable danseur de claquettes.

II.

J’ai retrouvé la trace de l’enfant terrible au seuil du monde sauvage et dérisoire. Il se mussait sous les feuillages des épineux, comme une ombre geignarde et rabougrie, couvert de plaies et de honte, tremblant, gémissant, se rongeant compulsivement les sangs, maudissant l’existence et Dieu. Il était l’enfant prisonnier des terreurs. Seul, intranquille, face à lui comme devant le dernier obstacle qu’il me faudrait franchir si je ne voulais pas mourir d’avoir trop longtemps rêvé que mon chemin était un autre, je me suis approché, en silence, avec beaucoup de tendresse et d’humilité, je me suis assis à ses côtés.

Je me suis assis comme le père, je me suis assis comme le fils, comme un compagnon d’errance, comme un ami. Je voulais porter avec lui le fardeau de sa misère, mais sa misère est infinie, et il n’aime pas beaucoup la commisération. Il n’aime pas qu’on le prenne en pitié. Souvent il arrive que, pensant lui offrir une épaule secourable, le bougre s’appuie sur vous pour transférer à votre cœur l’énergie de sa tristesse, et, une fois qu’il vous aura ramené au point d’effondrement de tous les mondes, vous le verrez repartir avec votre joie poursuivre ailleurs en chantant ses œuvres de corruption.

J’ai passé des heures aux côtés de l’enfant terrible, il n’y a pas un recoin de son âme qui me soit étranger. Je sais ce que son orgueil refuse et ce que son âme redoute. Plus qu’aucun être il craint son Père qui est dans les cieux. Il craint le châtiment, il redoute son propre jeu. Combien d’éternité le danseur de claquettes s’est-il épuisé à me convaincre que je n’existais pas, à me distraire de mes images pour que je n’ouvre surtout pas les yeux, pour que je reste auprès de lui sur cette terre de misère, de souffrance et de mort…

La partie n’était pas facile, croyez-moi.

Leave a Reply

Your email address will not be published. Required fields are marked *