Le sentiment de chute

Le sentiment de chute

Nous trouvons redoutable de tomber. Plus nous avons conscience du vide qui nous entoure et de l’extrême précarité du pont sur lequel nous traversons, et plus nous trouvons redoutable de tomber. Un accès de colère, une nuée d’angoisse, il ne faut pas grand-chose pour nous donner le sentiment de rompre avec notre assise, pour raviver le souvenir douloureux d’une chute antérieure. Nous avons su nous relever une première fois, il nous restait assez de force et d’espérance, mais le pourrions-nous encore, s’il fallait recommencer ? Dans notre appréhension de la moindre chute, du plus petit pas de côté, nous transformons chacun de nos drames en tragédie. Alors qu’en réalité il ne se passe pas grand-chose, une ombre transitive, à peine une égratignure, un chagrin oublié qui se promène dans une rue déserte un dimanche aux aurores, une larme que l’on ne parvient pas à retenir. Et pourquoi la retenir, si elle doit couler, si elle veut couler, si c’est là sa destination la plus parfaite. Vous savez, je crois que votre Père qui est dans les cieux ne sera jamais aussi sévère envers vous, même dans votre noirceur la plus crasse, que vous l’êtes vous-mêmes, lorsque vous vous érigez en juges impartiaux de vos passions. Quel crime ne serait-il capable de pardonner ? Même là où je me suis haï le plus, là où je me suis rendu le plus misérable à mes propres yeux, le plus inepte, il n’a cessé de me sourire. Et là particulièrement. Comme s’il me soufflait, dans son affreux silence plein de douceur : « C’est bien, fils, tu es sur la bonne voie » ; comme si, plus j’éprouvais le sentiment d’une distance infranchissable et plus en réalité je me rapprochais de Lui. Et l’on finit par se demander, quand on en passe par là, si ce n’est pas là le seul chemin, s’il ne faut pas, d’une façon ou d’une autre, en passer par là…

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