Le secret des orpailleurs

Le secret des orpailleurs

« Mon fils, sache-le, l’écriture n’a pas de fin, beaucoup de livres, beaucoup d’études épuisent la chair. »

Le Livre de l’Ecclésiaste, XII, 12.

*

Pourquoi tout cela, si nos histoires sont toujours fausses, pourquoi le dire à travers des histoires ?

Le problème, ce n’est pas tant l’histoire. L’histoire, comme vous dites, ne cesse d’être réécrite, parce qu’elle sera toujours prise dans le mouvement d’une compréhension nouvelle. Ne trouvez-vous pas remarquable que, plus nous progressons vers notre futur, plus notre passé semble s’éclaircir ? Parce que ce « futur » et ce « passé » que nous imaginons, ne sont jamais que les matériaux concrets de notre présence…

La façon dont nous racontons l’histoire n’est pas indifférente. Mais l’histoire en elle-même n’est qu’une histoire, un mythe au sens le plus strict, qui dit souvent plus que ce que nous en comprenons et qui montre surtout la vaste étendue de tout ce que l’on ignore.

Notre témoignage est aussi un aveu de notre ignorance. Point capital, qui se vérifie à chaque pas. Aveu de nos impostures et de nos égarements. Aveu d’orgueil et de lâcheté.

(Hier soir, pour clôturer les traditionnels vœux du Président de la République à la Nation, notre Monarc fit ruisseler de l’Arc-de-Triomphe comme d’un vagin, l’étendard scabreux de l’Union Européenne. Dans mon esprit comme dans l’esprit de beaucoup d’entre nous, bien que les couleurs et la forme du symbole ne fussent pas les mêmes, l’analogie – ou la réminiscence – était trop criante. C’était comme si l’étendard nazi flottait à nouveau sur la capitale. Signe inéluctable que nous avons bel et bien changé de régime et que le nouveau régime n’aura désormais – c’est acté – plus rien de démocratique. À ce jour, nos conclusions ne changent pas : l’histoire ne fait que les confirmer et les approfondir.)

Vous savez, je crois que ce n’est pas vrai, nous ne sommes pas des enfants privilégiés. On nous a inventé cette histoire, pour nous culpabiliser peut-être, ou pour nous rendre impuissants, que nous ne comprenions pas le monde dans lequel nous vivons, que nous le laissions entre les mains de ceux qui étaient mieux doués que nous pour le comprendre, cependant que nous nous serions occupé de notre petit jardin privé.

On nous a raconté que le monde courait à sa perte, que la formidable industrie de l’Homme, en l’espace d’un claquement de doigts, avait pollué les airs, les terres et les océans, épuisé toutes les ressources disponibles pour plusieurs siècles, en sorte que nous vivrions désormais et depuis des décennies – à crédit. Nous aurions contribué à l’extinction massive de nombreuses espèces animales et de la plupart des peuples premiers, détraqué le climat, perturbé les écosystèmes ; jadis, dans les années 80-90, nous allions faire des trous jusque dans la couche d’ozone, mais c’est passé de mode aujourd’hui. Nous, c’est bien entendu l’Homme Blanc occidental, notre Civilisation barbare et dominatrice, qui, du fait de son formidable développement, aura coûté à la planète et aux êtres vivants une énorme quantité d’énergie (sachant que le peu que nous pourrions « économiser pour l’avenir » est en train d’être dilapidé par de développement pharaonique des superpuissances émergentes, comme la Russie, la Chine ou l’Inde). Nous étions donc les enfants privilégiés d’un monde perdu, invités à « prendre conscience » de la gravité de la situation, à nous raccrocher aux tresses rousses de Greta Thunberg, notre Jeanne d’Arc cosmopolite, comme à la crête du dieuKaïros, et d’aller à sa suite et à son exemple prêcher la bonne parole à l’ensemble des peuples et des nations. « Car je vous le dis en vérité, l’activité des hommes est un cancer pour cette planète. Notre présence si nombreuse, trop nombreuse, lui est devenue un fardeau insupportable. Il est désormais de notre devoir de la soulager de son fardeau. Croyez-moi, mes sœurs et mes frères, la Terre et les êtres vivants qui l’habitent se porteraient mieux sans les hommes, ou si nous étions moins nombreux et que nous faisions moins de bruit… »

Et cela, bien avant la naissance de sainte Greta…

Non, nous ne sommes pas des enfants privilégiés, en France ou en Occident. Sans doute pourrions-nous mesurer et comparer objectivement les « taux d’exploitation » dans les différents pays où le capitalisme s’est développé et où il domine. Il y a certes des conditions d’esclavage qu’aucun de nous, humainement, ne serait capable de supporter, mais la réciproque n’est-elle pas exacte ? Nous serions peut-être surpris, si nous faisions des mesures… Sur cette question, je resterai nietzschéen et dirai que la valeur d’une idéologie se mesure à ses effets sur le corps. De ce point de vue, on peut considérer ce qui s’est développé en Occident depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale (pour ne pas dire depuis la Révolution française) comme une catastrophe.

Ce n’est pas parce que nous avons bien mangé, bien bu, bien baisé, que nous éprouvons le besoin de philosopher. Nous n’avons pas faim, nos ventres ne crient pas famine, nous ne manquons pas de la nourriture qui fait vivre le corps, mais nous manquons peut-être d’une nourriture plus essentielle. De même, ce n’est pas parce que nous sommes la conscience tranquille et l’esprit apaisé que nous nous tournons vers Dieu en résolution de nos prières. C’est même tout le contraire. C’est parce qu’au fond de tout ce confort qui nous ramolli le corps et éteint notre cœur, il y a une intranquillité qui dort et une terreur qui, elle, ne dort jamais.

Que deviendrons-nous le jour où nous ne serons plus citoyens ?

Nous redeviendrons peut-être les enfants de Dieu que nous étions aux commencements. Et si nous redevenons les enfants de Dieu, il est compréhensible que le ventre du démon nous expulse, qu’il nous recrache – nous ne sommes pas à son goût. Mais il y a une autre vérité dont nous nous souvenons, terrible aussi celle-là : que Dieu vomit les tièdes. Et ce n’est pas le moindre des avertissements pour les enfants de notre génération. Accablés d’un manteau de fausses rumeurs…

Quelle est notre place, quel est notre rôle ? Moi, sur mon caillou, à 800 mètres d’altitude, dont la vie sociale s’est réduite à la distance qui sépare mon appartement du collège ; mais la question se pose pour chacun d’entre nous. Quelle est notre histoire, et avons-nous une histoire ? Ne devrions-nous pas nous contenter de suivre anonymement le cours, non pas tranquille, mais au moins confortable, commode, de notre inexistence, de notre insignifiance, de passer comme le temps, de filer entre les gouttes froides et pesantes d’une nécessité pluvieuse, jusqu’à l’heure du prochain rendez-vous ? Pourquoi nous parler de combat, de résistance, de guerre ? Nous sommes seuls, nous ne sommes pas une puissance, nous ne sommes pas une armée. Et même si l’on entend partout dire que « le peuple se réveille », je ne vois pas que nous formions un peuple. Si nous étions un peuple, nous serions une puissance, nous serions une armée, et nous pourrions marcher dans cette guerre, pièce contre pièce, face à nos ennemis. Nous ne sommes pas un peuple, nous ne sommes même pas une poignée…

Pour qui nous prendrions-nous ? Nous ne sommes personne, le cours de nos vie est une ride d’eau insignifiante, qui apparaît puis disparaît, à la surface du cours des affaires du monde, sans laisser de trace. Il faut être réaliste, mon garçon, et ne pas rêver trop haut, en tout cas ne pas te rendre (ou nous rendre) la vie impossible à cause de tes rêves. C’est ainsi que vivent le plus grand nombre, dans l’immense, l’écrasante majorité d’entre nous : proprement, sans laisser de trace, pas une miette, aucun souvenir après notre passage, pas la moindre salissure. Nous ne sommes jamais suspects de vandalisme sur le marbre de l’histoire. Propres et sans tâche, pudiques même, nous savons avant tout rester à notre place.

Si encore nous avions vécu à Paris, il y a un siècle, à l’heure des grandes révolutions, ou dans n’importe quelle grande ville d’Europe, au moment où tout était en train de se transformer… Il y avait là des combats concrets, des engagements possibles, on avait le sentiment que l’histoire était à portée de la main, qu’il y avait une histoire et qu’on pouvait s’en saisir. « Ainsi il y eut de l’histoire et il n’y en a plus. » Mais nous n’y sommes pas, nous en sommes loin, le monde est devenu trop grand, trop vaste et trop compliqué, les enjeux gigantesques ; déjà nous aurions été petits il y a un siècle. Nous sommes, face à ce monde, plus insignifiants que nous l’avons jamais été, « inutiles », « inadaptés », voire inadaptables. Des, en tout cas, qu’on ne va pas prendre la peine d’adapter.

L’histoire. L’histoire qui semblait pouvoir passer à portée de la main des hommes dans les embrasements glorieux des siècles auxquels nous n’avons pas participé, cette histoire-là allait se transformer. C’était en train de se faire au moment de notre naissance, il y avait déjà des trous, qui n’allaient cesser de grandir et de se multiplier. Et dans ces trous allaient apparaître les réalités les plus extravagantes, des mythes, officiels ou non, peut-être même, qui sait, d’autres mondes, des dimensions toujours nouvelles. Ne croyez pas que nous soyons moins enfants que les premiers enfants de l’humanité, et nous avons les moyens de demeurer longtemps naïfs. Il n’y aurait plus de révolution, il n’y aurait plus d’histoire. Celle que nous avions écrite, dûment apprise et dont nous récitions la leçon par cœur, comme si nous la comprenions, comme si nous vibrions encore de la même vibration, alors qu’elle s’était déjà éteinte, notre vibration, ou que nous ne l’avions pas encore trouvée. Toute une masse de passé déjà mort, presque déjà oublié, était en train, en douce, de disparaître, ou plutôt elle se laissait emporter, comme si elle était devenue soudainement légère, plus légère que l’air, dans la disruption. Et que restera-t-il de tout cela, de tout ce qui fut le monde, après la crise, si nous en sortons, sinon le désert, aride, sans même un mirage pour nous distraire ? Faut-il que nous nous accrochions, inlassablement, comme le font certains conservateurs, aux vieux monuments qui nous restent, pour dire qu’il y a quelque chose qui tient et que nous tenons avec, essayer d’y accrocher avec nous nos enfants, leur donner le goût des vestiges et des gloires défuntes, à défaut de vertiges plus essentiels – ou faut-il que nous nous laissions emportés ?

Est-ce que, vraiment, toutes les questions ont été posées ? « Il n’y a rien de nouveau sous le soleil, dit Qohélet, si quelqu’un s’en vient vers vous et déclare : voici quelque chose de nouveau, soyez certain que cela s’est déjà produit quelque part dans les siècles passés. » Cette pensée est-elle pour nous émouvoir ou pour nous apaiser ? Soyez sans crainte ni peine, car ce monstre qui s’est dressé devant nous comme mortellement blessé, ce Léviathan dégénéré, la Bête adoubée par tous, même par ses adversaires les plus acharnés, a déjà surgi plus d’une fois des entrailles de la Terre, les crocs dégoûtant du sang des hommes, plus d’une fois elle a jeté son ombre sur toute la surface, empoisonnant les fleuves, les arbres et les nuages, empoisonnant les cœurs et répandant partout l’impiété ; plus d’une fois, face à ce monstre d’iniquité, les hommes ont cru que la Terre était perdue, se sont affligés, se sont résignés comme des moitiés de vivants, qui n’ont même pas, comme dirait Nietzsche, la décence de se retirer par eux-mêmes ; et plus d’une fois, mon Dieu, les hommes, d’autres hommes, se sont souvenus qu’ils étaient Ton peuple, ils se sont dressés, comme la Bête s’est dressée, et se sont tenus face à elle comme son ombre la plus redoutable. Plus d’une fois nous nous sommes révoltés, et plus d’une fois nous sommes sortis vainqueurs de cette guerre qui nous était menée. Plus d’une fois nous avons compris. Et nous comprendrons encore, et nous serons de nouveau vainqueurs.

Quelle est cette Bête sauvage, qui se dresse devant nous, avec ses sept têtes affreuses et voraces, avec ses sept diadèmes sur ses sept têtes ? Et pourquoi dit-on que sa marque, celle sans laquelle, au temps venu de la fin, il ne sera possible « ni d’acheter ni de vendre », sa signature énergétique, si l’on veut se permettre d’aller jusque là, pourquoi dit-on que c’est « un chiffre d’homme » (666) ? Parce que c’est au monstre polymorphe de notre puissance, sans plus aucune mesure, que nous sommes confrontés. NOTRE PROPRE PUISSANCE. Comprenez-vous cela ? Et ce n’est pas simplement la puissance indifférenciée et abstraite des quelques neuf milliards d’hommes présents actuellement sur la planète, mais une puissance accumulée sur des siècles et des millénaires, couvée, travaillée, voire refoulée, interdite ou strictement réglementée, mais qui n’a plus la puissance de se contraindre depuis fort longtemps, qui déferle et doit déferler. Comme une coulée de lave, un magma de violence pure recraché par tous les volcans en éclosion sur tous les continents en même temps. Tout le royaume des morts, des damnés de la Terre, qui est infiniment plus vaste, plus profond et plus peuplé que le royaume des vivants. Et toute la puissance des hommes, qui était au Dragon, selon le règne de l’Antique Serpent, est transféré à la Bête, qui jouit sur la Terre d’un empire sans pareil.

Rien n’est plus faux, je crois, que la fable encore répandue – pour que l’on puisse nourrir encore certains besoins, sans doute – de l’Homme démuni face à la Nature, oublié par les dieux au moment de l’attribution des qualités de défense et de prédation, pauvre et vulnérable, qui a dû longtemps se cacher, le temps d’apprendre à se servir de son environnement – et du feu, son allié le plus précieux. Je crois au contraire que depuis son apparition, il n’y a rien, aucune créature sur la Terre (sinon dans toute la Création) qui soit d’une puissance supérieure à la puissance de l’Homme, et que la meilleure preuve en est qu’il n’a cessé de vouloir démontrer autre chose tout au long de son histoire. Car nous sommes toujours trop modestes pour nous attribuer à nous-mêmes notre propre puissance, nous avons besoin d’extériorités, de puissances opposables, voire menaçantes ; nous avons besoin de la remettre entre les mains d’une autorité qui soit au-dessus de toutes les puissances, qui soit souveraine, pour ne pas que le pouvoir nous salisse les mains, ou qu’il nous les brûle. Nous n’avons pas toujours eu également conscience de notre puissance, nous ne l’avons pas toujours comprise. Peut-être que nous ne la comprendrons jamais réellement, sinon au moment de la rendre, et encore… Là où nous sommes particulièrement ignorants. Et c’est peut-être la première fois (mais cette première fois, comme toute première fois, n’est que le recommencement d’un geste qui s’est déjà réalisé mainte fois au cours des siècles) que nous sommes réellement NUS face à notre puissance, NUE elle aussi. Du moins, nous apprenons drastiquement à nous déshabiller.

Il y a loin, vraiment loin, avant que nous comprenions quelque chose à l’énergie spirituelle dont nous sommes faits, dont tout est fait, en nous et tout autour de nous, comme la fibre de la matière, la fibre de la lumière, la fibre du vent, de formidables striures sur la bulle de l’univers. Loin avant que nous en ayons une perception claire, même à travers l’innombré de ses voiles, une sensation exacte, qui ne se déroberait pas aux abords du vortex. Pour ne rien dire d’une quelconque maîtrise de ces flux que pourtant nous ne cessons de manipuler.

Il y a loin, vraiment loin, devant nous, derrière, sur la langueur des siècles. Est-ce qu’il y a un progrès dans l’Histoire, est-ce qu’il y a un progrès dans l’Esprit ? Un moment où nous ouvririons les yeux, où nous ouvririons une porte, et alors, le même monde ne serait plus tout à fait le même monde, les couleurs de la nuit, les méditations obliques du ponant, les brumes, les reptations, tout aurait une autre saveur, un autre climat. Mais cela ne s’est-il pas déjà produit, nos yeux qui s’ouvrent, qui s’ouvrent continuellement, nos paupières écarlates, nos prunelles extasiées, nos cœurs saturés de limailles, qui se déchargent, qui se dépolarisent, dans la cavité profonde d’un soupire. Nous avions soif de visions et nous avons été abondamment abreuvés. Et notre soif ne fut point étanchée. Alors, nous sommes allés nous noyer sous des pluies battantes. Nous avons eu soif d’éclairs aussi, souvent, mais nos cieux ne clignaient que de néons fatigués. Nous nous figurions des tragédies, des drames que nous aurions vécu, exactement après que nous yeux se seraient ouverts une première fois. Le désert, l’exil, est-ce que ce ne fut que poésie, littérature, un cri déchirant, touchant, dans la noirceur de ténèbres inventées pour la cause ? Il y avait un chemin, il y avait une foi, une porte de sortie quelque part, une fenêtre, une trappe, un trou de souris.

Je me dis parfois que ce n’est pas rien de tenir comme on se tient,

sur rien, pas même sur un radeau.

Une espérance ? Une promesse ? – Trois fois rien…

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