Le sang des pierres

Le sang des pierres

« Pourquoi, sinon parce que l’angoisse peut être vécue, dans la vie croyante, comme le plus fiable des leviers spirituels ? L’angoisse, alors, naît au moment précis où l’appel de Dieu (son apparition) touche la personne jusque dans les profondeurs insoupçonnées de son non-être. D’une manière générale, nous pouvons, par un acte de foi, accueillir ce non-être qui nous angoisse (qu’il ait davantage coloration de passé, de présent ou d’avenir) comme le signe que la Parole de Vie nous a rejoints jusqu’en des zones qui nous échappaient et qu’elles ont commencé a (re)prendre vie. C’est par une sorte d’acte de foi, ou plutôt de confiance, que nous pouvons accepter de nous laisser “instruire” par l’angoisse : croire que Dieu sait déjà ce que l’angoisse va, au bout du compte, nous faire découvrir de beau, de grand, d’intensément vivant. Psychiquement, l’angoisse demeure insupportable et incompréhensible, mais nous faisons alors confiance à Dieu : elle va nous conduire là où lui veut nous faire vivre en plénitude. »

Lytta Basset, La Joie imprenable.

I.

À quel miracle avons-nous ouvert la porte ? Presque par inadvertance, sans soupçonner ce que nous allions trouver derrière. C’est éprouvant, ça ne laisse tranquille aucun chatouillement, aucune zone d’ombre… C’est comme si nous étions partis en voyage, quelques jours, quelques semaines à peine, et que nous en revenions déjà transformés. Mais est-ce que nous en revenons vraiment, est-ce que nous sommes parvenus au terme que nous pouvions atteindre, ou est-ce que ce ne fut qu’une escale et que le voyage ne fait que commencer ? Et que sera, demain, le jour nouveau au ventre duquel nous nous éveillerons, à quels anges allons-nous tenir la main, quelles larmes allons-nous embrasser, quel chagrin apaiser ou quel sourire enflammer ?

Où va la lumière, vers quelle distinction, quelle clarté ? Les océans de boue n’ont-ils pas été plus d’une fois traversés ?

Laisse-toi inspirer, fils, laisse le souffle passer là où il passe. C’est à chaque fois comme la visitation d’un ange. Et peut-être pas « comme »… Tu voudrais que tout arrive, tout de suite, que dans un seul geste nos résolutions s’illuminent – je te connais. Tu voudrais que ton cœur s’ouvre, soudain rayonne, et demeurer comme ça le reste de tes jours, à cœur ouvert. Mais n’est-ce pas exactement ce que nous sommes en train de vivre, le cœur qui s’ouvre, les couleurs qui tournoient… Regarde, regarde comme elles sont belles, tes couleurs, comme elles sont vivantes et comme elles aiment ! Ton cœur, qui ne cherche pas à se cacher dans les recoins feuillus où l’on est à peu près sûr de ne jamais vouloir le trouver, qui s’ouvre naturellement, comme ça, sans raison. Parce qu’il n’y a pas besoin de raisons ; il n’y a nulle part de dessein à accrocher pour recomposer le murs de nos illusions. Il n’y a qu’une présence, divine, un divin présent, qui se saisit de nous plus que nous pouvons nous en saisir, où, pour ainsi dire, nous ne comptons pour rien.

Pourquoi ton cœur ne s’ouvrirait-il pas ainsi, continuellement, sans raison dans le passé et sans raison dans le futur, simplement par amour de cette simple présence ; pourquoi chaque rencontre, chaque moment vécu dans l’espace d’une rencontre entre deux trajectoires, qui ne font parfois que se frôler dans la nuit sublime de l’immensité qui nous sépare, le moindre regard, le moindre geste, le moindre souffle qui nous traverse et nous pénètre, ne seraient-ils pas faits de l’essence du même miracle ? Cela semble difficile ; cela doit même paraître impossible sous certaines conditions : il y a toujours tout un tas de raisons que l’esprit pourra opposer aux évidences de sa propre révélation, parfois des raisons très sérieuses, des croix lourdes comme la terre sous lesquelles les hommes ne font pas semblant d’en baver. Mais sitôt que le cœur s’ouvre, qu’il laisse passer la lumière, qu’elle entre ou qu’elle sorte, que la conscience s’illumine et que l’amour s’installe comme le seul maître… que reste-t-il de nos craintes et de nos manteaux de pudeur ? Vois comme cela est facile et même se fait tout seul, sans qu’il soit besoin d’intervenir…

Il suffit d’un chant, il suffit d’une prière, une main qui se tend et qui transperce le mystère. Il suffit d’une image, une pensée, que l’on nourrit dans son cœur, que l’on nourrit dans son âme, sans crainte des nuits que nous traversons parfois, vers lesquelles nous revenons saison après saison, pour y voir triompher notre lumière. Nous nous nourrissons les uns les autres de cet amour, de cette lumière que nous nous donnons les uns aux autres. « Car ce que vous faites au plus petit d’entre vous, en vérité, c’est à Moi que vous le faites. » Dans le bien comme dans le mal, dans l’amour comme dans le jugement. Il nous faut parfois du temps pour comprendre les enseignements (c’est aussi que nous en consacrons beaucoup à essayer de comprendre autre chose…). Est-ce que nous pouvons vivre chaque jour dans l’expérience miraculeuse du présent intact, indemne de toute souillure ; marcher chaque pas comme nimbés d’une telle lumière ? Je me demandais encore hier. Et pourquoi ne le pourrions-nous pas ? En vérité, chaque jour se diffuse déjà et continuellement dans un tel éclat. Ne l’as-tu pas déjà remarqué ?

II.

Lorsque tu sais que Je suis toujours avec toimême lorsque tu fermes la porte, je suis derrière, j’attends que tu ouvres, des heures et des jours, sous la pluie s’il le faut. Je suis la patience. Je suis toujours avec toi, lorsque tu ris, lorsque tu pleures, lorsque tu fais l’amour. Tu ne me vois pas toujours, tu ne me sens pas toujours, mais je ris avec toi, je pleures avec toi, j’aime lorsque tu aimes, d’un amour toujours plus grand. Vois le miracle comme il se fait. Tu peux me trouver dans le fond de chaque œil, dans toutes les poitrines qui se gonflent. Observe-le. Découvre-le. Exauce-le. Sois l’amour qui se donne.

Ne laisse plus ton esprit obscurcir ton cœur.

Que chacune de tes actions, chacune de tes paroles, chacune de tes pensées soit une telle épiphanie. Ne vois-tu pas que la porte est grande ouverte ; ne comprends-tu pas que rien ne pourra jamais la refermer, aucun faux-geste, aucun faux-pas ? Ne vois-tu pas les couleurs qui sortent de ton cœur, même dans le creux de la nuit ? Chaque jour, depuis la nuit des temps, avant qu’Abraham fût, je ne te connais pas un autre visage. Que rien ne te résiste, ô mon Amour ! Il n’y a pas à attendre le jour prochain pour que vive le miracle, puisque chaque instant s’y déploie.

III.

Il y a des guérisons plein nos mains, des chants de plénitude qui fleurissent dans notre gorge, et des sourires jusqu’aux oreilles à ne plus savoir qu’en faire. Hier aussi, des appels venaient se faire entendre, souvenez-vous, au murmure des clochers, des scintillements d’étoiles se laissaient deviner. Les mêmes qu’alors, avec la même intensité, le même désir, la même joie simple. Nous avions peur, comme aujourd’hui, nous tremblions de vérité, souviens-toi, et nous allions au désert où nous pouvions gueuler à tous nos diables de nous laisser tranquilles, ou de nous délivrer… Je me souviens de chacune de ces vies éprises de terreur. Mais voici soudain le même qui revient sous des couleurs nouvelles, qu’il n’avait jusqu’alors jamais emprunté, des couleurs vives, chatoyantes, du mauve, de l’incarnat, de l’émeraude, du saphir, de la jaspe… et ça lui fait comme des plumes d’oiseau, à mon souvenir. Au même endroit, la même déchirure. Et au point de cette déchirure, il n’y a pas qu’un seul moment, il n’y a pas seulement une anecdote, mais ce sont tous les moments qui s’y retrouvent et qui se fondent en une seule et même origine – qui se perd dans la nuit des temps. Et cette déchirure se retrouve soudain dans la paume de ma main, avec toutes ses couleurs, ses plumes majestueuses, qui dessinent dans la même nuit des temps des spirales lumineuses d’où surgissent des filaments d’or et d’argent. Lumineuse. Au même endroit, la même blessure, le même cri étouffé, le même silence et le même désert dans cette rue jaunâtre, le même parfum de décadence qui court en se trahissant sur les murs. Et mon corps, au milieu, qui hurle à son Dieu de le renvoyer d’où il vient. Et moi qui observe et qui n’y peut rien toucher. Simplement souffler sur cette image que je vois surgir au milieu du désastre, comme la fée verte au fond des bouteilles d’absinthe, comme une flamme d’espérance que je dépose là, au cœur de mon autre souffrant.

IV.

Et mon esprit qui tourne comme un oiseau des cimes matinales, sur un dégradé d’or blanc. Après un temps de prière, les énigmes du pardon, de l’Esprit Saint, comme un voile de rosée qui se dépose sur la terre et sur nos cœurs… Et s’il n’y avait que de l’amour, là aussi ? Et si c’était là simplement ce qu’il fallait prendre, comme on reçoit des mains de notre Seigneur les présents les plus curieux sous des enveloppes d’ordinaires, là où fallait se laisser cueillir par les mains peu hésitantes, terreuses et délicates, du jardinier qui nous cultive ? Est-ce que nous en sommes capables ? C’est difficile, vous savez. Parfois l’on en vient à se demander : « Mais à quel jeu est-ce que nous sommes en train de jouer ? » Est-ce qu’il n’y a pas autour de nous que des obstacles, des raisons de ne pas ouvrir cette porte, des principes auxquels nous devrions nous tenir, par principe ? Comme en toutes choses : nous dégringolons sur des nuances. Mais laissons-nous cueillir, laissons-nous surprendre par cette invitation, par cette échancrure de la réalité, où elle veut nous conduire. « Tu sais, si tu regardes bien, si tu veux bien faire attention, il n’y a pas un seul moment de notre vie qui ne nous ressemble pas. » Et ce moment précis où je prononce cette phrase. Et ce clair de lune, et cette toile d’araignée…

Le temps ne se fige jamais sur un cristal de nos accomplissements. La vie ne cesse de s’écouler sous les ponts que nous ne cessons de bâtir et de traverser. Aussi loin que nous allions, aussi haut que nous montions, il faut que nous revenions, que nous redescendions, que nous réintégrions la chair aussi souffrante de notre expérience. Et de nouveau nous ouvrons les yeux, de nouveau nous ouvrons les bras – et notre cœur. Nous avons planté une graine, dans la terre où nous avions nos pieds, nous avons dansé sous la pluie, nous avons mangé et bu sous le soleil, nous avons sacrifié aux aubes nouvelles, sans cesse reconnaissants pour le jour qui se fait. Dans ce tournoiement de couleurs où les siècles se confondent, où les naissances et les morts se saluent et se mêlent en une même danse, éternelle, où les vivants se retrouvent, en communion. Et puis, ma foi, les saisons passeront, comme elles ont toujours passées, faisant leur œuvre ; nous regagnerons nos maisons, prenant notre part. Il nous faudra traverser l’hiver, les longues nuits, encore et de nouveau, animer nos foyers de ces prières qui réchauffent le cœur et l’âme. Nous regarderons la nuit tomber comme un voile recouvre l’espérance, pour conserver la cendre chaude sous les premiers frimas. La joie ne s’éteindra pas ce soir, et demain, quand tout reviendra, elle sera encore là pour accompagner nos sourires et nos larmes.

Automne 2022

Illustration : ©MaxRes

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