Le Christ et Zarathoustra

Le Christ et Zarathoustra

« Nous devons demeurer des hommes d’angoisse et d’émerveillement, des hommes qui ne se paient pas de mots et d’idoles, nous devons rester des hommes qui posent la question, serait-ce au prix d’une certaine folie. Pourquoi les Églises n’ont-elles pu accueillir un Nietzsche, un Artaud, un Khalil Gibran, un Kazantzakis ? Le temps n’est-il pas venu où l’Église devrait offrir un lieu à ceux qui posent la question ? »

Olivier Clément, Trois prières.

§ 1

« Dionysos contre le Crucifié », selon la formule même du vieux philosophe moustachu, les aveuglements de la violence contre les aveuglements de l’amour ; l’espérance de l’éclair, la soif d’un déchirement. Un ciel religieux, comme un faux ciel aux sanglantes colorations, nous obstruait le passage, l’accès aux forces terribles de la nature, à la connaissance. Forces à côté desquelles l’homme n’est rien, qui sont précisément sa démesure, mais qu’il s’efforce de dominer, de les embrasser, de les accueillir absolument, en la totalité de son être : telle est, pour Nietzsche, la voie vers le Surhumain.

La conception d’une divinité non-violente, d’un dieu qui ne serait qu’amour, passe pour un non-sens, une absurdité, une « maladie », aux yeux de Nietzsche, pour qui le jeu de ces puissances formidables, depuis des temps immémoriaux en guerre les unes contre les autres, demeure la seule réalité de l’homme, la seule vérité intransigeante de son être ; et sa folle prétention à vouloir faire que le monde puisse devenir autre chose que ce qu’il est, se mouvoir selon d’autres lois que les lois de la nature et de la vie, l’absoudre de tout ce qui serait précisément « le Mal ». Voilà ce qui est dénoncé comme « fausse transcendance » : une illusion mythique qui fournit aux hommes qui veulent bien y croire, une espérance en une vie qui serait autre ou qui serait ailleurs, exempte de toutes les souffrances d’ici-bas. Une illusion au sein de laquelle le Mal, en tant que figure absolue, prend une place considérable, afin que, par contraste, puisse apparaître la bonne nouvelle : que le Mal n’est pas sans remède, que l’on peut lui opposer un Bien, tout aussi absolu. Dès lors celui-ci prend une place encore plus considérable, que la place apparemment centrale du Mal ne fait que révéler.

Les religions ou systèmes moraux issus des traditions de la fausse transcendance, nous dit Nietzsche, enseignent aux hommes le « retrait de la vie », un goût morbide pour les choses de l’au-delà, ainsi qu’un sacro-saint dégoût pour tout ce qui est de la terre, de la chair, du plaisir, de la volupté, des désirs, des passions, etc. Elles auraient pour effet de substituer au corps réel de l’expérience humaine, un corps imaginaire, immatériel, un esprit ou une âme, dont la nature serait pas essence étrangère à la nature mauvaise du monde, de la matière, qui est pleine de purulences, d’affections, de maladies, de souffrances, etc. De substituer à la réalité du vivant, un « outre monde », un au-delà de la vie qui serait « dans une plus grande proximité avec le réel », pour parler dans la langue du vieux Platon1. Ces constructions sociales et spirituelles « contre-natures » auraient pour conséquence un abandon ou un détachement progressif de l’être, d’avec sa terre, sa nature, son humanité, au profit d’une divinité conjecturale, à laquelle les hommes, depuis des millénaires, sacrifient leur Bien et leur Mal, leurs violences, leurs désirs, leurs affections, leurs passions, – leur volonté de puissance.

Ce sont des « morales pour les esclaves », en cela qu’elles auraient été, partout et en tous temps, favorisées par et pour des êtres dont la faiblesse d’âme et de corps, de caractère ou de volonté, leur sensibilité, ne leur permettait pas de supporter le fait de l’existence dans sa plus pure brutalité, et qui, pour supporter leur simple présence à ce monde, ont eu besoin de se projeter dans un horizon de salut, une espérance de rédemption, une vie au-delà de la vie qui serait meilleure que la vie, une raison sacrificielle, pour utiliser les catégories de René Girard, qui plaiderait devant l’éternité la cause de leurs inépuisables tourments. Ainsi le Dieu chrétien, de même que le Dieu juif mais dans une toute autre mesure, ne serait que la sublimation toute-puissante, mais imaginaire, d’une réelle impuissance vécue, elle, dans la chair de l’homme. Cependant que dans les civilisations non chrétiennes ou antérieures au christianisme (Rome, par exemple), c’est la virilité de l’homme qui est fondatrice, qui fait sa virtu ; sa force, sa volonté et son courage qui sont capables d’en faire l’adversaire ou le maître de ces puissances naturelles qui partout le dépassent et le constituent pourtant. La « race des seigneurs », selon cette conception, se distingue essentiellement de la « race des esclaves » par cet acte d’acceptation profonde et radicale de toutes les puissances dévoilées de la nature et de l’homme, bonnes ou mauvaises. Par son refus de se prosterner devant une puissance qui lui serait étrangère.

À la fausse transcendance religieuse – que Nietzsche identifie au christianisme – ne s’oppose aucune transcendance vraie, mais une immanence pure : l’éternel retour, selon « la vision dionysiaque du monde ». Bien que certaines de nos limitations mentales et la faiblesse de notre esprit nous inclinent parfois à imaginer le contraire, il n’y a pas d’horizon au-delà de l’expérience humaine ; nous ne cessons, depuis la nuit des temps de notre histoire, de rejouer le même jeu, de méconnaissance et de conquête, de misère et de gloire ; la vie humaine est ce qu’elle est et ne sera jamais autre chose que cela, qu’elle a toujours été et qu’elle sera toujours, de toute éternité. La même geste, de la naissance à la mort et de la mort à la renaissance, sans cesse recommencé…

Les espérances religieuses, de l’homme abstrait, la morale des esclaves, des prêtres, « des faibles et des ratés », triomphant partout de la vieille morale et de la vieille loi, voilà, nous dit Nietzsche (mais il n’était pas tout seul à gueuler dans son désert), ce qui nous obscurcissait le ciel, écrasait l’horizon de l’homme, toute puissance enchaînée aux impératifs de son impuissance. Pour n’avoir plus le droit de s’exercer contre un ennemi2, la puissance humaine, qui est soif de domination, de violence, de vengeance3, s’intériorise et se retourne contre soi (le ressentiment) : elle se spiritualise. Par nature et par principe, la « morale pour les esclave » ou la « religion des faibles », est hostile à la violence, à son usage, car seul Dieu est légitime dans l’œuvre du châtiment qu’il inflige à son peuple. Elle condamne la puissance des puissants (ceux qui, par nature, sont capables de violence) et sanctifie la faiblesse des faibles (ceux qui, par nature, en sont les victimes électives). C’est en cela, selon Nietzsche, qu’elle est « contre-nature » : car elle supprime chez l’être, non seulement la capacité, mais jusqu’au désir même de se défendre, de défendre sa vie (qui est l’instinct le plus fondamental de toute la vie animale, à laquelle l’être humain participe pleinement). Elle le rend proprement sans défense.

Le renoncement à la vengeance, aux représailles, à la violence sous toutes ses formes, la conduite toujours impeccable du Christ face à ses adversaires, cela même qui constitue la pierre angulaire de l’édification chrétienne (celle qui est rejetée par les bâtisseurs ?) traduit, aux yeux de Nietzsche, une impuissance effective : l’incapacité à se venger d’une offense subie, à réclamer soi-même réparation… Celle-ci se transforme, par le travail du ressentiment, en condamnation morale de tout ce qui a puissance sur la terre. Telle est la définition ultime et définitive que Nietzsche donne du christianisme, la base sur laquelle, lui-même, édifia sa propre condamnation de l’Église et de l’Évangile4.

Combien nous respirons mieux, dit le Voyageur solitaire à son Ombre, sous les cieux de l’Ancien Testament (là où pourtant il avait reconnu lui-même la matrice de toutes les inversions ontologiques), dans la proximité de ce Yahvé jaloux, vengeur, violent, ce dieu tribal et national, qui est le Père, le Guide et le Gardien de son peuple, qu’il conduit comme un berger jaloux son troupeau, mais qui est aussi et surtout la terreur de ses ennemis, et de ceux de ses enfants qui se détournent de son adoration. Car c’est pour lui la seule conception de la divinité qui soit anthropologiquement viable et qui ne soit pas historiquement une impasse, une contradiction dans les termes. La conception évangélique d’une divinité qui serait étrangère à toute violence, qui ne serait pas essentiellement polémique, au sens héraclitéen, serait une irrationalité, une « maladie mentale ». Pourtant… Zarathoustra lui-même ne confesse-t-il pas que le seul dieu en lequel il pourrait croire serait un dieu qui saurait danser, qui s’épanouirait humainement loin des imprécations religieuses et des espérances d’un faux ciel, de ce symbole morbide de l’Homme éternellement cloué sur la croix de son indécision ?…

Mais ce dieu dont nous parle ironiquement celui qui s’attribue à lui-même la qualité de « prophète de l’éternel retour », c’est le Surhumain, cette chimère de son esprit dont il annonce l’avènement prochain, cet être issu de l’homme, mais qui le dépasse en tout, comme l’homme dépasse le singe, qui serait fait pour vivre face à la réalité sans avoir besoin d’aucun recours, aucune autre médiation que lui-même, pour s’y confronter ou s’y résoudre parfaitement, pour décider humainement du sens divin de l’existence. C’est la plus lourde accusation que le philosophe moustachu porte à l’encontre du christianisme et de toutes les morales ou religions qui lui sont apparentées : de toujours tenir l’homme à distance de ses propres puissances, et donc de sa responsabilité ; pour ce faire, de toujours reléguer ces puissances et cette responsabilité à ce tiers-exclu que représente la divinité transcendante, hors du monde ou au-delà du monde, comme maître ultime de toute violence et de toute réconciliation, juge suprême des temps présents et des temps derniers, auquel nous demeurons attachés par les chaînes d’une dette infinie (le péché), dans l’attente angoissée d’une délivrance, d’un au-delà des souffrances et des peines, une résurrection.

La doctrine de la fausse-transcendance, en interdisant aux hommes l’accès, donc la connaissance, donc l’apprentissage, de leur Puissance humaine, rendait par là-même impossible, puisque impensable, en Occident, l’apparition d’un être dont le destin ne serait placé sous les auspices d’aucun dieu, d’aucune autre volonté que sa conscience : Zarathoustra le sans-dieu.

Mais s’en vint le philosophe moustachu qui prétendit « ouvrir l’histoire en deux »…

§ 2

Les imprécations de Nietzsche contre le christianisme historique sont essentielles. Le dégoût qu’il éprouve devant toute lecture sacrificielle du drame de la Passion ; l’inintelligibilité des miracles et du plus grand de tous : la Résurrection ; le soupçon qu’il répand sur les questions de la foi, de l’espérance et de la charité, de la pitié ou de la rédemption, sur toute l’épistémologie chrétienne, en tant qu’elle constitue, à ses yeux, un véritable piège pour l’esprit de connaissance. Tout cela demeure essentiel, à comprendre et à confronter, pour quiconque serait tenté de se chercher (ou de se perdre) en cette voie féconde de la connaissance selon la sagesse de Dieu.

Il y a un véritable danger, nous dit Nietzsche, pour les hommes, pour leur santé mentale, à se rassembler sous les ombres d’une fausse transcendance, à recourir à des puissances étrangères, inaccessibles, absentes du monde, pour dire de mieux se dominer. Ce sont là, pour l’esprit qui entreprend de se libérer des enclaves archaïques de ses anciennes limitations, des obstacles psychologiques et moraux de premier ordre.

C’est en ce sens que le Zarathoustra de Nietzsche peut constituer, paradoxalement, pour un esprit de notre temps nourrit aux mamelles asséchées du nihilisme, une porte d’accès vers une résolution de la sagesse résolument, voire radicalement christique. Sagesse entendue ici au sens de philosophie, autrement dit de l’effort humain orienté vers la sagesse, et non de la grâce de la Sagesse divine dont certains hommes sont dotés sans qu’il n’y ait pour cela aucun mérite de leur part. Paradoxe abondamment nourrit par Nietzsche lui-même, sur un mode toujours plus polémique, allant jusqu’à contredire son intuition primitive et fondamentale, en raison de son incompréhension forcenée des mécanismes (psychiques et spirituels) de l’Éternel retour.

La « révélation » nietzschéenne de l’Éternel retour et la mise en scène de son prophète en une parodie des Évangiles sont à ce point christiques que le philosophe finira par se brûler à son propre buisson.

La différence entre ces deux personnages, entre le Surhomme et le Crucifié, qui sont effectivement deux orientations contradictoires, sur la Terre comme dans l’Esprit, se tient dans un nœud d’incompréhension, voire d’ignorance, qui s’enroule autour du tronc de l’arbre de l’Éternel Retour. La médiation christique, qui est la médiation de toute sagesse non-archaïque, moderne au sens de l’Évangile, nous dit que l’Éternel Retour est bien la loi du monde, et de l’esprit prisonnier du monde, séparé de ses origines, mais que l’Esprit de Dieu, l’Esprit du Vivant, procède d’une autre loi. La loi du monde domine les royaumes qui vivent pour la mort ; la loi de l’Esprit oriente l’être vers le royaume de la Vie Éternelle, du Vivant qui triomphe sur la Mort. Non pas la conversion d’un cycle de vie dans un autre cycle de vie, dont on aurait simplement modifié l’habitacle en fonction des conditions objectives et matérielles (ce que serait la « réincarnation ») ; ce qui aurait pour effet de confondre la passage à chaque nouveau cycle avec la véritable Libération, et de rendre leur retour à chaque fois plus implacable… Mais à la destruction de tous les cycles et de toutes les causes d’engendrement du monde. Zarathoustra, le mélancolique, enseigne la direction opposée : il n’est d’autre destination pour l’homme que l’éternel recommencement de son expérience indéfinie, de son ascension et de son inexorable déclin. Jusqu’à ce que cette expérience – pour des raisons qui nous échappent encore et dont nous sommes les hypocrites responsables – s’éteigne, et toute les réalités de l’esprit avec elle – « et il ne se sera rien passé… »

Il n’y a pas, pour Nietzsche, d’au-delà de l’expérience humaine (en cela, le vieux moustachu demeure résolument kantien). Il n’y a, pour l’homme, que son expérience. Mais c’est cela même qu’il doit apprendre à connaître, à déployer, à maîtriser, selon la mesure de sa propre volonté de puissance. Or, le propre du ciel religieux, nous dit-il, c’est justement d’avoir caché et interdit à l’homme l’exercice libre, la connaissance et la compréhension de sa propre puissance. Il n’y a, pour l’homme, qu’à redevenir le maître de sa propre destiné, sans plus attendre que son Père vienne lui donner la main pour lui montrer comment il doit réaliser le moindre de ses petits pas. Car les conditions de son expérience présente seront les conditions de son retour. Il n’y a d’autre épreuve, d’autre enjeu pour l’homme que la découverte et la réalisation de sa propre responsabilité, ou de sa liberté. Nul autre risque à prendre.

Le retrait du monde, que l’on retrouve dans toute sagesse à la base de l’ascèse et de la discipline, est interprété par le vieux moustachu comme un « refus de la vie » : parce que les sages ont de tout temps reculés devant la révélation de l’Éternel Retour, ils ne se sont rendus la vie supportable qu’au prix d’une rédemption imaginaire, une porte de sortie qui les conduirait des royaumes de ce monde au royaume des Cieux. C’est pourquoi il recommande aux chrétiens, s’ils veulent être conséquents vis-à-vis de leur propre doctrine, de se défaire une fois pour toutes de leurs corps et de la terre, et de laisser le monde libre pour ceux qui se sentent le courage d’y vivre et de s’y tenir debout.

De même, la fin tragique du Christ n’est interprétée que dans son sens sacrificiel, comme une démonstration de l’échec de la doctrine enseignée par Jésus face à la réalité de la vie. La mort de Jésus ne prouve rien, nous dit-il, sinon que la prétendue sagesse de Dieu échoue aux porte de la mort, comme n’importe quelle sagesse humaine (Eli, Eli, lama sabachthani). De notre côté, nous devons nous souvenir quelle fut la fin, non pas tragique, ni dionysiaque, mais misérable, du vieux philosophe, emmuré psychiquement dans son refus de la Révélation, alors même qu’il fut l’un de ceux qui ont été les plus loin dans les tranchées les plus sombres et les plus sournoises de l’esprit humain, de sa vacuité, dont l’éternel retour ne fait en réalité que masquer la véritable nature, car elle serait certainement insupportable comme telle pour l’esprit…

Si la mort de Jésus ne prouve rien en elle-même quant à la réalité du Christ et à la vérité de sa doctrine, la mort de Nietzsche est désastreuse et devrait suffire comme avertissement pour tous les surhumains en volonté de puissance qui seraient tentés de suivre leur maître jusqu’au bout, jusque dans sa consécration du nihilisme, autrement dit de l’éternel retour du jeu où les humains se plaisent depuis des millénaires à se laisser enfermer, par certaines puissances occultes qui sont leurs propres puissances aliénées, méconnues, incomprises. La différence entre les deux types de morts, celle de Nietzsche et celle de Jésus, est essentielle du point de vue de la sagesse.

Le Christ n’est pas mort en conséquence de la doctrine qu’il enseignait. Le sacrifice n’était pas exigé pour que l’action christique, l’action de grâce divine, fût efficace ou dévoilât sa vérité. C’est l’ordre de la tradition qui exige des sacrifices pour alimenter son autorité ; ce n’est pas la volonté de Dieu, mais celle des hommes, en cela fidèles à leur père (et les hommes ne sont-ils pas fils de perdition ?) à leur tradition et à leur loi (qui n’est pas celle de Dieu, mais celle de leur père) qui rend nécessaire la mise à mort de Jésus. C’est pour colorer de bonne conscience leur refus obstiné de la Révélation que les hommes, et principalement les gardiens du temple, ont mis en branle la machine sacrificielle, pour ne pas avoir à regarder la vérité en face, pour se donner des raisons, des excuses, pour ne pas croire, pour ne pas s’être donné au moins une fois la peine d’entrer, d’appliquer la règle unique du Royaume. Soit que l’on imagine que le Christ l’a fait pour nous, une fois pour toutes, et qu’il n’est plus qu’à se laisser embarquer ; soit que l’on imagine le Royaume comme une réalité inaccessible, et la véritable sagesse, hors de portée des hommes. En bon Occidental, Nietzsche décide que la sagesse est une chose impossible, une chimère, une illusion de la conscience, au mieux : un arrangement avec le réel ; il fait de cette décision le point d’orgue de toute sa philosophie. Ce qui est radical dans son positionnement philosophique, c’est précisément ce refus de la sagesse, au nom de son refus de l’Épreuve de la Croix : seule expérience qui pose réellement problème à la vision dionysiaque du monde. En cela, il témoigne de son incapacité (mimétique) à se détacher des aspirations antichrétiennes de son siècle, il en fait même une affaire personnelle, et se prive ainsi d’une expérience spirituelle vitale, dont le refus aura pour conséquences une brusque aggravation de sa maladie, un complet délabrement.

La mort du Fils de l’homme est la conséquence du refus des hommes, de leur incapacité à accueillir la Parole dont la Christ incarnait l’Acte le plus radical ; la mort du père de Zarathoustra, son lent suicide, sans basculement dans la folie, sont une conséquence de son propre refus, non pas d’un dogme ou d’un commandement du devoir, mais d’une expérience de compréhension de l’énigme que l’Esprit avant disposé sur son cheminement comme une croix, comme une question brûlante qui n’aura eu de cesse de consumer ses nerfs. Le refus de Nietzsche n’est pas précisément le refus de la révélation chrétienne, mais le refus de l’expérience qui l’aurait conduit à cette révélation, dont certaines de ses intuitions fondamentales (souvent très justes et puissantes) étaient porteuses ; la « révélation » de Zarathoustra amorce, dans sa pensée profonde, une véritable metanoïa, mais dont le mouvement est sans cesse brisé par son anti-christianisme forcené : parce que ce mouvement de conversion en passe par le Christ et les Évangiles, par une reconnaissance de la Croix et de la grâce qui, seule, permet d’y accéder. La révélation chrétienne fut à la fois obstacle et médiation nécessaire pour cet esprit génial et malade, qu’il ne parvint jamais à embrasser et de laquelle il ne cessera de s’éloigner. Et plus il s’éloigna, plus il entra dans un redoutable climat de guerres aveugles contre l’Esprit, contre la vérité de son enracinement primitif.

C’est de la même maladie, du même renoncement, que souffrit et mourut Antonin Artaud, moins d’un demi-siècle plus tard, après avoir traversé neuf années d’internements psychiatriques « pour avoir voulu dénoncer les sombres manipulations de certaines puissance occultes… » Artaud ne cessera de redoubler de violence à l’encontre du Christ et du christianisme, alors qu’il venait tout juste, au contact de Tahahumaras, au Mexique, d’embrasser la Révélation à pleine bouche, le corps et le coeur écartelés, infiniment ouverts, sur les vestiges de la Croix. Il revint en Europe, armé de la canne de Saint Patrick, avec l’ambition, bardé de symboles, cuirassé d’ésotérisme, auréolés de formules magiques, de renverser toutes les croyances et tous les mysticisme, et de remettre l’esprit dans le bon sens, c’est-à-dire dans le sens de la Croix et de la Résurrection. Mais à force d’« envoûtements » (c’est ainsi qu’il qualifiait les traitements qu’on lui faisait subir, dont les célèbres séances d’électrochocs et d’obscures et obscènes abus dont il n’aura jamais que la mémoire confuse…) il finira par renier définitivement ses propres visions, pour les ranger aux nombres des sordides manipulations du Satan…

Ce n’est pas le refus du christianisme historique ou de la morale chrétienne : ce combat, au moment où il se produisit, était nécessaire, et il le demeure aujourd’hui à l’égard de toute institution étatique de la spiritualité ou de la foi, de toute institution politique du sacré. Mais ce n’est pas le combat que l’on croit. C’est leur refus devant la vie qui est la cause première et la raison profonde de leur lent pourrissement ; c’est leur indécision, jamais tranchée, jamais comprise, devant la formidable évidence du Royaume. Le refus de cette pensée, qui aurait réellement transformée le monde – en cela qu’elle les aurait conduit à reconnaître que, comme il est écrit, les cycles d’enfermement du devenir dans les royaumes du vivre-pour-la-mort, de l’ignorance et de l’incompréhension humaines, étaient brisés. À reconnaître qu’en traversant le pont, dont la route s’ouvrait sous leurs pas, il n’y aurait plus eu pour eux d’« éternel retour ». Voilà devant quelle pensée inadmissible leur esprit a reculé, s’est replié : non pas face à l’évidence d’un Royaume assuré, mais devant une question que la vie leur proposait et qu’ils n’eurent jamais réellement le courage poser. Reconnaître que la sagesse de Dieu, pour nous, en ce monde et en cette vie, non seulement est souhaitable et possible, mais qu’elle est le seul chemin, le dernier qu’ils n’avaient pas essayé et auquel ils ne cessèrent de déclarer la guerre, comme pour se justifier…

Incendie de la cathédrale Notre-Dame de Paris, Pâques 2019.

***

1Il y a, dans l’esprit de Nietzsche, une filiation de nature ou d’esprit entre la pensée de Platon et la doctrine chrétienne, si bien qu’il qualifie quelque part, le christianisme de « platonisme pour le peuple ».

2De la nécessité de savoir se faire des ennemis (ou des rivaux) et d’être soi-même ennemi, chez Nietzsche, ou la dialectique de la volonté de puissance dans le cadre de la rivalité mimétique…

3La vengeance, le droit du sang, comme institutions de la vie morale primitive – cf. Généalogie de la morale.

4Cf. L’Antichrist, qui s’achève, en une vision apocalyptique délirante, par une « déclaration de guerre au christianisme » et à toute la chrétienté.

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