Le Christ et Zarathoustra (suite…)

Le Christ et Zarathoustra (suite…)

§ 2

Les imprécations de Nietzsche contre le christianisme historique sont essentielles. Le dégoût qu’il éprouve devant toute lecture sacrificielle du drame de la Passion ; l’inintelligibilité des miracles et du plus grand de tous : la Résurrection ; le soupçon qu’il répand sur les questions de la foi, de l’espérance et de la charité, de la pitié ou de la rédemption, sur toute l’épistémologie chrétienne, en tant qu’elle constitue, à ses yeux, un véritable piège pour l’esprit de connaissance. Tout cela demeure essentiel, à comprendre et à confronter, pour quiconque serait tenté de se chercher (ou de se perdre) en cette voie féconde de la connaissance selon la sagesse de Dieu.

Il y a un véritable danger, nous dit Nietzsche, pour les hommes, pour leur santé mentale, à se rassembler sous les ombres d’une fausse transcendance, à recourir à des puissances étrangères, inaccessibles, absentes du monde, pour dire de mieux se dominer. Ce sont là, pour l’esprit qui entreprend de se libérer des enclaves archaïques de ses anciennes limitations, des obstacles psychologiques et moraux de premier ordre.

C’est en ce sens que le Zarathoustra de Nietzsche peut constituer, paradoxalement, pour un esprit de notre temps nourrit aux mamelles asséchées du nihilisme, une porte d’accès vers une résolution de la sagesse résolument, voire radicalement christique. Sagesse entendue ici au sens de philosophie, autrement dit de l’effort humain orienté vers la sagesse, et non de la grâce de la Sagesse divine dont certains hommes sont dotés sans qu’il n’y ait pour cela aucun mérite de leur part. Paradoxe abondamment nourrit par Nietzsche lui-même, sur un mode toujours plus polémique, allant jusqu’à contredire son intuition primitive et fondamentale, en raison de son incompréhension forcenée des mécanismes (psychiques et spirituels) de l’Éternel retour.

La « révélation » nietzschéenne de l’Éternel retour et la mise en scène de son prophète en une parodie des Évangiles sont à ce point christiques que le philosophe finira par se brûler à son propre buisson.

La différence entre ces deux personnages, entre le Surhomme et le Crucifié, qui sont effectivement deux orientations contradictoires, sur la Terre comme dans l’Esprit, se tient dans un nœud d’incompréhension, voire d’ignorance, qui s’enroule autour du tronc de l’arbre de l’Éternel Retour. La médiation christique, qui est la médiation de toute sagesse non-archaïque, moderne au sens de l’Évangile, nous dit que l’Éternel Retour est bien la loi du monde, et de l’esprit prisonnier du monde, séparé de ses origines, mais que l’Esprit de Dieu, l’Esprit du Vivant, procède d’une autre loi. La loi du monde domine les royaumes qui vivent pour la mort ; la loi de l’Esprit oriente l’être vers le royaume de la Vie Éternelle, du Vivant qui triomphe sur la Mort. Non pas la conversion d’un cycle de vie dans un autre cycle de vie, dont on aurait simplement modifié l’habitacle en fonction des conditions objectives et matérielles (ce que serait la « réincarnation ») ; ce qui aurait pour effet de confondre la passage à chaque nouveau cycle avec la véritable Libération, et de rendre leur retour à chaque fois plus implacable… Mais à la destruction de tous les cycles et de toutes les causes d’engendrement du monde. Zarathoustra, le mélancolique, enseigne la direction opposée : il n’est d’autre destination pour l’homme que l’éternel recommencement de son expérience indéfinie, de son ascension et de son inexorable déclin. Jusqu’à ce que cette expérience – pour des raisons qui nous échappent encore et dont nous sommes les hypocrites responsables – s’éteigne, et toute les réalités de l’esprit avec elle – « et il ne se sera rien passé… »

Il n’y a pas, pour Nietzsche, d’au-delà de l’expérience humaine (en cela, le vieux moustachu demeure résolument kantien). Il n’y a, pour l’homme, que son expérience. Mais c’est cela même qu’il doit apprendre à connaître, à déployer, à maîtriser, selon la mesure de sa propre volonté de puissance. Or, le propre du ciel religieux, nous dit-il, c’est justement d’avoir caché et interdit à l’homme l’exercice libre, la connaissance et la compréhension de sa propre puissance. Il n’y a, pour l’homme, qu’à redevenir le maître de sa propre destiné, sans plus attendre que son Père vienne lui donner la main pour lui montrer comment il doit réaliser le moindre de ses petits pas. Car les conditions de son expérience présente seront les conditions de son retour. Il n’y a d’autre épreuve, d’autre enjeu pour l’homme que la découverte et la réalisation de sa propre responsabilité, ou de sa liberté. Nul autre risque à prendre.

Le retrait du monde, que l’on retrouve dans toute sagesse à la base de l’ascèse et de la discipline, est interprété par le vieux moustachu comme un « refus de la vie » : parce que les sages ont de tout temps reculés devant la révélation de l’Éternel Retour, ils ne se sont rendus la vie supportable qu’au prix d’une rédemption imaginaire, une porte de sortie qui les conduirait des royaumes de ce monde au royaume des Cieux. C’est pourquoi il recommande aux chrétiens, s’ils veulent être conséquents vis-à-vis de leur propre doctrine, de se défaire une fois pour toutes de leurs corps et de la terre, et de laisser le monde libre pour ceux qui se sentent le courage d’y vivre et de s’y tenir debout.

De même, la fin tragique du Christ n’est interprétée que dans son sens sacrificiel, comme une démonstration de l’échec de la doctrine enseignée par Jésus face à la réalité de la vie. La mort de Jésus ne prouve rien, nous dit-il, sinon que la prétendue sagesse de Dieu échoue aux porte de la mort, comme n’importe quelle sagesse humaine (Eli, Eli, lama sabachthani). De notre côté, nous devons nous souvenir quelle fut la fin, non pas tragique, ni dionysiaque, mais misérable, du vieux philosophe, emmuré psychiquement dans son refus de la Révélation, alors même qu’il fut l’un de ceux qui ont été les plus loin dans les tranchées les plus sombres et les plus sournoises de l’esprit humain, de sa vacuité, dont l’éternel retour ne fait en réalité que masquer la véritable nature, car elle serait certainement insupportable comme telle pour l’esprit…

Si la mort de Jésus ne prouve rien en elle-même quant à la réalité du Christ et à la vérité de sa doctrine, la mort de Nietzsche est désastreuse et devrait suffire comme avertissement pour tous les surhumains en volonté de puissance qui seraient tentés de suivre leur maître jusqu’au bout, jusque dans sa consécration du nihilisme, autrement dit de l’éternel retour du jeu où les humains se plaisent depuis des millénaires à se laisser enfermer, par certaines puissances occultes qui sont leurs propres puissances aliénées, méconnues, incomprises. La différence entre les deux types de morts, celle de Nietzsche et celle de Jésus, est essentielle du point de vue de la sagesse.

Le Christ n’est pas mort en conséquence de la doctrine qu’il enseignait. Le sacrifice n’était pas exigé pour que l’action christique, l’action de grâce divine, fût efficace ou dévoilât sa vérité. C’est l’ordre de la tradition qui exige des sacrifices pour alimenter son autorité ; ce n’est pas la volonté de Dieu, mais celle des hommes, en cela fidèles à leur père (et les hommes ne sont-ils pas fils de perdition ?) à leur tradition et à leur loi (qui n’est pas celle de Dieu, mais celle de leur père) qui rend nécessaire la mise à mort de Jésus. C’est pour colorer de bonne conscience leur refus obstiné de la Révélation que les hommes, et principalement les gardiens du temple, ont mis en branle la machine sacrificielle, pour ne pas avoir à regarder la vérité en face, pour se donner des raisons, des excuses, pour ne pas croire, pour ne pas s’être donné au moins une fois la peine d’entrer, d’appliquer la règle unique du Royaume. Soit que l’on imagine que le Christ l’a fait pour nous, une fois pour toutes, et qu’il n’est plus qu’à se laisser embarquer ; soit que l’on imagine le Royaume comme une réalité inaccessible, et la véritable sagesse, hors de portée des hommes. En bon Occidental, Nietzsche décide que la sagesse est une chose impossible, une chimère, une illusion de la conscience, au mieux : un arrangement avec le réel ; il fait de cette décision le point d’orgue de toute sa philosophie. Ce qui est radical dans son positionnement philosophique, c’est précisément ce refus de la sagesse, au nom de son refus de l’Épreuve de la Croix : seule expérience qui pose réellement problème à la vision dionysiaque du monde. En cela, il témoigne de son incapacité (mimétique) à se détacher des aspirations antichrétiennes de son siècle, il en fait même une affaire personnelle, et se prive ainsi d’une expérience spirituelle vitale, dont le refus aura pour conséquences une brusque aggravation de sa maladie, un complet délabrement.

La mort du Fils de l’homme est la conséquence du refus des hommes, de leur incapacité à accueillir la Parole dont la Christ incarnait l’Acte le plus radical ; la mort du père de Zarathoustra, son lent suicide, sans basculement dans la folie, sont une conséquence de son propre refus, non pas d’un dogme ou d’un commandement du devoir, mais d’une expérience de compréhension de l’énigme que l’Esprit avant disposé sur son cheminement comme une croix, comme une question brûlante qui n’aura eu de cesse de consumer ses nerfs. Le refus de Nietzsche n’est pas précisément le refus de la révélation chrétienne, mais le refus de l’expérience qui l’aurait conduit à cette révélation, dont certaines de ses intuitions fondamentales (souvent très justes et puissantes) étaient porteuses ; la « révélation » de Zarathoustra amorce, dans sa pensée profonde, une véritable metanoïa, mais dont le mouvement est sans cesse brisé par son anti-christianisme forcené : parce que ce mouvement de conversion en passe par le Christ et les Évangiles, par une reconnaissance de la Croix et de la grâce qui, seule, permet d’y accéder. La révélation chrétienne fut à la fois obstacle et médiation nécessaire pour cet esprit génial et malade, qu’il ne parvint jamais à embrasser et de laquelle il ne cessera de s’éloigner. Et plus il s’éloigna, plus il entra dans un redoutable climat de guerres aveugles contre l’Esprit, contre la vérité de son enracinement primitif.

C’est de la même maladie, du même renoncement, que souffrit et mourut Antonin Artaud, moins d’un demi-siècle plus tard, après avoir traversé neuf années d’internements psychiatriques « pour avoir voulu dénoncer les sombres manipulations de certaines puissance occultes… » Artaud ne cessera de redoubler de violence à l’encontre du Christ et du christianisme, alors qu’il venait tout juste, au contact de Tahahumaras, au Mexique, d’embrasser la Révélation à pleine bouche, le corps et le coeur écartelés, infiniment ouverts, sur les vestiges de la Croix. Il revint en Europe, armé de la canne de Saint Patrick, avec l’ambition, bardé de symboles, cuirassé d’ésotérisme, auréolés de formules magiques, de renverser toutes les croyances et tous les mysticisme, et de remettre l’esprit dans le bon sens, c’est-à-dire dans le sens de la Croix et de la Résurrection. Mais à force d’« envoûtements » (c’est ainsi qu’il qualifiait les traitements qu’on lui faisait subir, dont les célèbres séances d’électrochocs et d’obscures et obscènes abus dont il n’aura jamais que la mémoire confuse…) il finira par renier définitivement ses propres visions, pour les ranger aux nombres des sordides manipulations du Satan…

Ce n’est pas le refus du christianisme historique ou de la morale chrétienne : ce combat, au moment où il se produisit, était nécessaire, et il le demeure aujourd’hui à l’égard de toute institution étatique de la spiritualité ou de la foi, de toute institution politique du sacré. Mais ce n’est pas le combat que l’on croit. C’est leur refus devant la vie qui est la cause première et la raison profonde de leur lent pourrissement ; c’est leur indécision, jamais tranchée, jamais comprise, devant la formidable évidence du Royaume. Le refus de cette pensée, qui aurait réellement transformée le monde – en cela qu’elle les aurait conduit à reconnaître que, comme il est écrit, les cycles d’enfermement du devenir dans les royaumes du vivre-pour-la-mort, de l’ignorance et de l’incompréhension humaines, étaient brisés. À reconnaître qu’en traversant le pont, dont la route s’ouvrait sous leurs pas, il n’y aurait plus eu pour eux d’« éternel retour ». Voilà devant quelle pensée inadmissible leur esprit a reculé, s’est replié : non pas face à l’évidence d’un Royaume assuré, mais devant une question que la vie leur proposait et qu’ils n’eurent jamais réellement le courage poser. Reconnaître que la sagesse de Dieu, pour nous, en ce monde et en cette vie, non seulement est souhaitable et possible, mais qu’elle est le seul chemin, le dernier qu’ils n’avaient pas essayé et auquel ils ne cessèrent de déclarer la guerre, comme pour se justifier…

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