La Porte étroite

La Porte étroite

« L’âme qui désire vraiment la sagesse désire aussi vraiment rentrer plus avant dans les profondeurs de la Croix qui est le chemin de la vie ; mais peu y entrent. Tous veulent entrer dans les profondeurs de la sagesse, des richesses et des délices de Dieu, mais peu désirent entrer dans la profondeur des souffrances et des douleurs endurées par le Fils de Dieu : on dirait que beaucoup voudraient être déjà parvenus au terme sans prendre le chemin et le moyen qui y conduit. »

Le Cantique spirituel de Saint Jean de la Croix.

*

Tout commence donc par une longue nuit, froide, qui se creuse, qui se creuse, jusqu’à ce que la promesse d’un jour nouveau se fasse, dans l’esprit et dans le cœur, l’objet d’une vaine espérance. C’est alors que du brasier d’une invincible, inextinguible foi, surgissent des prophètes enflammés et furieux (Isaïe) dont nous ne percevons, dans un premier regard, qu’un oppressif climat de terreur et de mort – : quel est donc ce Dieu qui a une telle soif de vengeance ? Mais le premier regard suffit, pour se laisser saisir, pour se laisser embraser, par une urgence de plus de mille ans.

Nous en avons traversé des nuits comme celle-là, des longues nuits, sur l’âme et sur le monde, des longs hivers, qui n’étaient pas toujours faciles à traverser, dans l’attente, dans l’espérance, d’une terre nouvelle et d’un ciel nouveau, d’une lueur sur l’horizon, un signe venu du ciel, une étoile qui resplendirait du soir au matin et que nous serions inspirés de suivre… Nous avons veillé tout au long de ces longues nuits, des siècles qui ont usé notre patience, nous avons veillé de longs jours, à l’ombre d’une promesse, sans jamais rien voir venir : Quand viendra-t-il, le Jour du Seigneur ? Nos pères auraient-ils attendus en vain, fondé leur espérance sur des paroles d’hommes, frauduleusement attribuées au souffle de l’Esprit Saint ; les aurait-on, à force de terreur, menés en bateau avec des histoires à dormir debout, que l’on n’oserait même pas raconter aux enfants tant elles sont affreuses, auxquelles nous fûmes assez malins de ne pas croire ?…

1

L’Église, comme un Mystère, est comme le pivot, l’axe de cette transformation que le Saint Esprit opère à l’intérieur de nous, dans la mesure où nous le laissons agir en son œuvre. Comme le phare qui éclaire les océans spirituels et offre aux naufragés, aux navigateurs en déroute, une terre d’espérance où l’on est sûr de pouvoir accoster, un port de salut. Notre demeure et notre forteresse, notre vaisseau, notre maison commune.

On entre avec son cœur d’enfant dans le lieu saint de la prière. Curiosité, crainte et vénération, amour et joie débordants. Dans le silence, tout semble immobile, et pourtant, tout vibre d’une ineffable présence. La voix comme le corps s’abaissent d’eux-mêmes, notre orgueil de grandes personnes. La porte et les chemins sont étroits. On se déchausse, parce qu’on ne peut pas marcher n’importe comment sur ce sol-là, nos vieilles godasses ne sont pas toujours appropriées ; on se dévêt de nos vêtements, de tout ce qui encombre. Au centre, l’objet dune mystérieuse adoration, et le vide autour, le gouffre, l’abîme. « Mais qu’est-ce que tu viens faire là, te mettre à genoux ? » se demande, abasourdi, l’enfant terrible qui se tient toujours en embuscade, à la moindre résolution. Le silence et le vide répondent.

Il n’y a pas d’autre mystère que le Christ.

Notre présence est d’abord une question : qu’est-ce que la prière, qu’est-ce que prier ? On voit bien qu’il ne s’agit pas seulement de réciter des chapelets, d’égrener des rosaires, en se donnant les apparences d’accomplir parfaitement ses offices envers Dieu ; cependant que la pensée est ailleurs, se laisse distraire, en d’autres préoccupations, par des pensées adultères, qui ont toute la place pour jaillir dans cet espace que l’on libère dans la conscience pour la prière. C’est un régal, un festin pour les mouches. L’esprit est comme parasité par ces nuées et cherche son chemin vers Celui qui est la seule et unique source et le seul et unique destinataire de nos intentions les plus vraies. Mais peut-être faut-il que ces pensées se produisent, qu’elles se manifestent, comme la boue au fond d’un vase, que l’on aurait remué avec une grande énergie, vient troubler l’eau que l’on trouvait l’instant d’avant relativement transparente. Elle est la réalité de la conscience qui cherche son chemin vers Dieu et qui accepte de se dépouiller de tout ce qui lui rend le chemin impraticable, voire impossible. Et cette boue n’est pas remuée une seule fois pour qu’ensuite nous reposions le vase dans un coin, que la boue s’en retourne reposer dans le fond et que nous puissions demeurer, nous autres, encore un peu de temps, la conscience relativement stable et tranquille. Dieu ne le permettra pas. C’est comme s’il se produisait, dans et par cette expérience de la prière, un « processus » de nettoyage, de purification, de tout ce qui est impropre à franchir les portes du Royaume, à cet endroit du chemin où nous sommes rendus.

Ce sont les monstres de nos souffrances, de nos blessures qui ne se referment jamais, nos souillures, nos violences, nos lâchetés, nos peurs, nos vices, nos dérèglements physiques et mentaux, nos désirs, notre soif, notre concupiscence dans les choses du corps comme dans les choses de l’esprit, notre volonté de puissance, nos égoïsmes, nos appétits voraces, toute l’ignorance avec laquelle nous nous lançons dans les aventures les plus orageuses, notre orgueil de faiblesse ou de pureté, cette façon que nous avons depuis la nuit des temps où nous sommes apparus, à ne vouloir compter que sur nous-mêmes et sur nos propres forces, sans jamais reconnaître Sa présence au milieu de nous, à nous prendre nous-mêmes pour l’origine et pour la fin de toutes choses. Voilà ce qui surgit, vorace, impitoyable, en arrière-plan de la conscience, pendant que nous cherchons le chemin de la prière, de l’adoration, comme ce qu’il y a de plus contraire aux intentions dont nous voudrions combler cet espace, comme des obstacles que la malice du démon dispose sournoisement sur la moindre faille (et la prière éclaire toutes les failles), et qui se montrent selon leur véritable nature d’obstacles, ou de péchés, cela même que nous portons sur notre croix, le joug qui pèse sur notre conscience et qui nous éloigne quotidiennement de Dieu, de sa pensée, de sa prière, de son adoration, et nous en tient continuellement éloignés. Voilà ce qui vient et veut contrarier la prière, la parasiter, rendre vaine « cette posture ridicule », ces génuflexions, ces litanies, ces neuvaines, étouffer cette flamme que la prière vient pourtant nourrir. Ce sont les esprits malins, affamés, ils rôdent et ils sont aux portes. À la moindre ouverture, ils donneront l’assaut.

2

Nous entrons donc en reconnaissant que nous sommes pécheurs, par un acte de contrition sincère envers Dieu. Pourquoi ? Parce que nous allons accueillir le Sauveur, le Premier-né de la Création, qui s’est fait Fils de l’homme en s’incarnant dans le corps fragile d’un nouveau-né, qui fut persécuté par toutes les puissances de la terre et des cieux dès avant même son apparition, et qui s’est livré pour nous, pour que nous ayons la vie sauve. Nous ne pouvons décemment pas le recevoir au milieu de toutes les saletés qu’il y a dans notre cœur, dans notre esprit ou dans notre demeure. Nous sommes invités à faire place nette, à nous présenter propres et sans tâches devant l’Autel du Seigneur, à faire de nos maisons, de nos foyers et de nos demeures intérieures, à l’image d’un sanctuaire, édifié et fortifié chaque jour par la prière et des actions de grâce, où nous pourrons accueillir, en humbles serviteurs, invités par la grâce de Dieu au repas des Noces de l’Agneau, le Corps consacré de Dieu en Jésus-Christ, son Fils bien-aimé, jusque dans le cœur le plus intime et le plus secret de nos vies.

Humblement, nous baissons le front, nous courbons le dos, et nous avançons, tremblants, terrassés, au pied de l’Autel que Dieu dresse sur le chemin de notre conversion, les bras chargés de trésors et de drames. Nous rendons grâce au Seigneur, qui nous attend au pied de sa Croix, et nous le supplions de consommer pour nous le Sacrifice, qu’Il consacre Lui-même les dons que nous lui offrons. En portant ainsi notre péché devant Dieu, dans un face à face où nous ne pouvons plus nous arranger avec notre conscience, nous consentons à nous soumettre, corps et âme, au feu purificateur de l’Esprit Saint, avec la ferme intention de ne plus nous dérober, de faire ce que le Seigneur nous commandera, afin de nous faire le cœur qu’Il Lui plaira.

De la sorte nous renonçons à notre ancienne vie, à notre « moi » déchu, dégénéré, affligé, qui voulait trouver partout ailleurs qu’en Dieu, que dans la main du Père, les secrets de sa destination sur la terre. Tout ce que nous traînons dans nos cartables en nous acheminant vers les portes du Temple, et dont nous nous servons comme d’excuses pour ne pas en franchir le seuil : « Seigneur, je ne suis pas digne de te recevoir… Et lorsque je te demande une parole, une seule, pour que je sois guéri, tu restes muet, étonnant de silence, et je ne perçois pas ta réponse. » Dieu nous refuserait-il l’absolution de nos péchés ; ou bien est-ce nous qui, par orgueil, par faiblesse ou par ignorance, refusons de déposer notre âme dans la fournaise de son amour miséricordieux, et de nous soumettre aux exigences de Son absolution ? Parce que déposer ses péchés, c’est en quelque sorte se livrer soi-même, comme Jésus s’est livré au Jardin des Oliviers, c’est se charger volontairement de sa croix et souffrir l’épreuve de sa passion. C’est accepter de prendre sa part au péché qui ronge le monde et l’âme humaine, et donc au désir de salut, à l’œuvre de rédemption, telle que nous l’a enseignée le Seigneur.

3

Mon péché. ‒ Ce ne sont pas en elles-mêmes les petites saletés que je dépose dans le fond de mon âme pour être sûrs qu’elle ne soit jamais tout à fait pure, dont je sature mon esprit pour être certains que le démon y ait ses entrées, ou dont j’empoisonne mon corps afin de conserver un certain quantum de maladies disponibles qui pourront me servir d’excuses ou de circonstances atténuantes l’Heure venue. Ce sont ces mêmes petites saletés, dans l’exacte mesure où elles me permettent de me maintenir en dehors du cercle sans limite de l’Amour de Dieu, de sa Miséricorde et de son Pardon. Ce ne sont pas tant des crimes, qui pourraient paraître assez graves aux yeux du Seigneur pour que nous méritions qu’Il nous retire son Amour ; ce sont surtout des plaies, des grimaces, des béances, qui sont immondes à notre conscience, des défigurations de notre âme en formation sur cette terre. Et ce sont ces plaies, qui sont de notre orgueil et de notre faiblesse, non parce qu’elles sont des plaies et de véritables souffrances, mais parce que nous les opposons à Dieu comme des obstacles insurmontables à Sa venue et à Son règne, comme des infirmités qui nous rendraient à tout jamais indignes de Sa présence et de Son amour ; car ces plaies, ces béances, sont aussi comme des portes, des fenêtres, des trous noirs, par lesquels les démons et toutes sortes d’esprits frappeurs se fraient un passage, et viennent jouer des ombres de notre conscience avec notre âme et notre cœur.

Ainsi notre péché ne doit-il pas devenir un empêchement, ni nous faire renoncer à suivre le chemin de sainteté sur lequel Dieu fait entendre son Appel à ceux qui ont le cœur assez ouvert pour en percevoir le subtil écho. Car c’est dans ce sens, précisément, que l’esprit malin nous travaille : « Ici, comme de tous temps, tu trébucheras, homme à la foi si famélique. » Et nous le savons, mes amis, que si nous nous engageons seuls dans cette bataille, comme nous avons cru pouvoir le faire lorsque nous étions plus jeunes et plus téméraires, le démon nous crucifiera, sans aucun espoir de rédemption possible.

Est-ce qu’il y a un refuge, un repos, une miséricorde pour les âmes damnées ?…

Mais nous avons avec nous le secours que Dieu nous a promis !

Et notre Père nous invite à déposer notre fardeau entre Ses mains, à remettre en Lui toutes nos peurs et toute notre confiance, à rejoindre ainsi, le cœur humble et vaincu, Sa demeure, en joignant notre prière à la prière des pécheurs de ce monde, en ouvrant notre louange au chant de leur louange, en comprenant notre adoration dans le mystère de leur adoration. Il nous invite à faire pénitence, à recevoir Son pardon et à ne plus pécher. En accompagnant positivement et énergiquement l’action purificatrice de l’Esprit Saint, l’Esprit de Dieu, qui seule rend possible la véritable prière. Demandons au Seigneur de nous aider à nous tenir en cette résolution, à n’être plus pécheurs, à persévérer en cette voie de sainteté sur laquelle il nous conduit chaque jour de notre vie. C’est pourquoi Il nous demande aussi, dès aujourd’hui, afin de ne plus laisser de prise au péché, à la tentation même du péché, aux emprises de l’esprit malin, de ne plus regarder en arrière, dans les nombreux miroirs dont nous avons su disposer pour scruter le moindre aspect de notre vie passée encore accessible à notre conscience, à ne plus sans cesse revenir vers ces lieux arides de nos mémoires où sont les tourments, où sont les pleurs et les grincements de dents.

Hiver 2023

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