La nuit des longues aiguilles

La nuit des longues aiguilles

« Il y a un temps pour observer la règle : c’est sagesse. »

Le Livre de l’Ecclésiaste, VIII, 5.

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Il est difficile d’être seul, et de prendre conscience que l’on est seul, surtout quand tout le monde se tourne du côté du spectacle, devant le mur d’enceintes, abrutis par des mélanges hasardeux de substances et d’alcools, des ombres d’hommes. L’on y discerne vaguement des apparences familières, que l’on aurait reconnu autrefois, mais qui sont devenues comme des fantômes désarticulés, livides, moites et blafards, sans plus aucune consistance. La substance aurait-elle remplacé leur substance ? « Ne fais pas l’idiot, viens danser ! » vous disent en frétillant les derniers assommés, avant de rejoindre la piste et de se laisser avaler à leur tour, tout à fait. Ils s’amusent, oui, ils ont l’air de bien s’amuser… Comme les enfants dans le cirque de Stromboli… « Une simple injection, et voyez tous les possibles qui s’offrent à vous… Pourquoi ne pas vous laisser tenter… » Et l’on se demande combien de temps l’on pourra tenir et à quel prix. Aucun ne nous suivra, aucun ne nous défendra, lorsque demain, des milices armées traqueront les derniers « récalcitrants » pour les rassembler dans des camps de rééducation inclusifs, certains sont même déjà prêts à rédiger leurs premiers « chefs d’œuvre de l’anonymat », à dénoncer leurs voisins, leurs collègues de travail un peu louches, quand le moment sera venu, quand ils seront devenus suspects. Je connais déjà cela. Je ne me demande plus ce qu’aurait fait Untel ou Unetelle dans les années Trente. Il n’y a rien de caché qui n’apparaisse au grand jour. « Collaboration » est un terme inapproprié. On ne peut réellement « collaborer » que lorsque l’on navigue dans les sphères de pouvoir et d’influence, dans les rouages de l’administration ; pour les citoyens ordinaires, les gens du peuple, on parlera plutôt de soumission, de bêtise, de lâcheté, de médiocrité, de misérabilisme. Alors qu’il faut faire preuve d’un certain courage pour collaborer, il faut déjà assumer quelque chose devant l’histoire. Tout comme il faut un certain courage pour résister (et je ne parle pas nécessairement de résistance armée). Et pas seulement du courage, mais aussi un certain sens de l’abnégation, du sacrifice, et surtout, une foi inébranlable. Et la foi en ce monde n’est pas le moindre des combats.

Même avec de belles idées, de grands principes, même avec toute l’intelligence du monde, c’est toujours plus facile d’être lâche avec les autres, que d’être courageux tout seul, au risque de tout perdre, au risque de finir les jambes et le cœur brisés. On peut le vérifier. Tous les jours que Dieu fait. Et il y a des milliards de façons d’être seul, même à plusieurs, même à nombreux, même dans l’illusion d’une communauté que nous formerions avec la multitude des paumés dans notre genre. C’est aussi la vérité de notre condition humaine, nue et frileuse, absolument terrorisée, perdue dans une immensité trop vague, où même le plus parfait silence semble un cri insupportable, le supplique d’une conscience qui se déchire. Combien nous sommes seuls. Avec, dans le fond du ventre, c’est vrai, la certitude que nous ne l’avons peut-être pas toujours été et que nous ne le serons peut-être pas toujours… Mais combien nous sommes seuls, isolés, sans demeure ni foyer, sans racine et sans arbre. Nous nous raccrochons à des romans familiaux, des romans nationaux, des histoire qui ont l’air d’être de l’histoire, des drames qui nous font frémir, qui nous donnent à tout le moins le sentiment précieux, mais ô combien dérisoire, de vivre quelque chose, quelque chose plutôt que rien…

[…]

Il y a dix ans, elle ne faisait déjà plus de mystères, la Bête, et nous pouvions déceler en toute chose sa marque et son ouvrage, mais elle n’avait pas encore, comme aujourd’hui, montré tous ses visages, ses diadèmes et ses cornes, qui sans relâche fouaillent la terre et nos corps laminés. Elle n’avait pas encore étendu ses ailes noires, lugubres et maudites, sur toute la surface du ciel, assombrissant chacune de nos heures et de nos espérances, la formidable Bête. Il y a dix ans, il était encore possible de se planquer, de se fourrer la tête dans le sable et de faire semblant de ne pas voir ce qui pourtant ne peut que se voir, tant ça a soif d’être vu, d’être contemplé, comme l’ultime puissance. Mais cela allait devenir de plus en plus difficile, et ce ne serait pas sans prix. La soumission se paiera le prix cher, et ce n’est certes pas en argent qu’il sera payé, mais par le sang de vos enfants. Le Père rachètera ceux qui savent se tourner vers lui d’un cœur sincère. C’est ce que nous demanderons dans nos prières…

[…]

Paisiblement, oui, presque paisiblement, avec une relative douceur, une fluide évidence, nous nous laissons expulser par la Bête. C’est elle qui nous refuse, et c’est par ce geste de nous désigner comme ses ennemis, qu’elle nous libère. Et si la Bête nous libère, c’est parce que nous la rejetons dans notre esprit et dans notre cœur, jour après jour, avec la plus extrême ardeur. Elle ne nous libère pas pour que nous soyons libres et heureux dans un paradis retrouvé, duquel tous les méchants de l’histoire auraient été chassés, mais pour que nous demeurions pauvres et malheureux, rejetés hors du monde, dans les déserts glaciaux de l’Homme, dans les immenses déchetteries qui s’étaleront sous un ciel de puanteur, où la race des hommes qui croient encore en Dieu ou qui espèrent en l’apparition d’un Sauveur, finira bien par crever, avec ses idéaux ineptes. Voilà pourquoi la Bête nous libère, comme elle voudrait nous voir finir, comme elle voudrait que nous nous sentions, à l’instant même, impatiente de nous voir ramper. Courage mes amis, oui, courage, car nous en aurons des déserts à traverser avant de voir à nouveau le soleil se lever sur la Terre des hommes. Mais nous aurons d’autres soleils, plus intimes, et peut-être aussi plus lointains…

Solstice d’hiver, 2021

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