La construction de l’espace européen

La construction de l’espace européen

Jusqu’au début du XXe siècle, l’ordre mondial était européen, ou européo-centrique. La construction de l’espace européen fut le cœur et la raison de la géopolitique mondiale entre le XVIe et le XIXe siècle, au point que l’on peut dire qu’en l’espace de trois siècles, c’est toute l’histoire de la civilisation qui se joue et se décide : « La naissance sur le sol européen d’une pluralité de structures de pouvoir territorialement cohérentes, dotées de gouvernements et d’administrations uniformément centralisés et de frontières fixes, fournit les supports adéquats d’un nouveau jus gentium1. »

Ce nouveau « droit des gens de structure interétatique » ne procède pas d’une construction purement idéologique que l’on tenterait d’appliquer à des situations réelles (comme peuvent l’être certaines fictions juridiques) mais procède d’un « ordre spatial concret », dont la base est l’unité territoriale que constitue pour elle-même chacune des Puissances européennes qui se partagent la domination au moment où elles se structurent en États. À travers cette construction, les Puissances européennes, en se dotant chacune de limites objectives, de frontières naturelles et juridiques précises, établissent entre elles des règles du jeu, dont la principale fonction est de limiter et de circonscrire la guerre, de maintenir entre elles un état d’équilibre afin que les conflits qui les opposent périodiquement les unes aux autres ne dégénèrent pas en guerres d’anéantissement.

Cette rationalisation de la guerre suppose que les Puissances européennes, constituées en États et circonscrites chacune en son propre territoire, se reconnaissent réciproquement comme souveraines : « ce qui veut dire que les titulaires du jus belli, en l’absence d’une commune autorité supérieure institutionnelle, se font face mutuellement en tant que personnes souveraines, juridiquement égales et également justes. […] Comme chacun d’eux est juge de sa propre cause, il n’est lié que par ses propres traités dont l’interprétation est sa propre affaire. Comme chacun est souverain sur le même pied, chacun à le même droit à la guerre, le même jus ad bellum2. »

Ainsi, cet ordre interétatique européen ne consacre-t-il pas la souveraineté d’une Puissance sur les autres Puissances, qui ferait autorité et à laquelle toutes seraient assujetties, mais consiste en un jeu d’équilibre, dynamique voire polémique, qui n’est par essence jamais figé, jamais définitif, entres des Puissances également souveraines sur leur propre territoire et qui se font face comme des personnes. Aucune n’ayant le droit de sortir son adversaire ou son rival de l’humanité au sein de laquelle le maintient la notion de justus hostis, d’ennemi selon le droit de la guerre, selon la règle, pour en faire un criminel, un barbare, ou une bête sauvage : « même dans l’état de nature aucun de ces rivaux n’a le droit d’abolir l’égalité entre eux et de se donner pour humain tandis que l’adversaire ne serait qu’un loup3. »

La constitution de ce nouveau jus gentium, dont la principale fonction fut de limiter la guerre, et qui fut la matrice de l’ordre international jusqu’au XXe siècle, passe, aux yeux des historiens, des philosophes ou des juristes à l’instar de Carl Schmitt, pour l’un des joyaux les plus accomplis de la rationalité occidentale.

L’ordre mondial européo-centrique ne surgit pas de lui-même dans sa pureté juridique. Il se construit par opposition à un monde extra-européen, qui surgit dans la conscience occidentale avec la découverte du Nouveau Monde, et qui était alors considéré comme un « sol libre », autrement dit libre pour les conquêtes de ces mêmes Puissances européennes. À ce titre, elles n’étaient pas concernées par les mêmes règles qui étaient en vigueur sur le continent, et les Puissances européennes, qui n’étaient pas liées par le même droit de la guerre, purent se livrer tout aussi librement à leurs rivalités. Cette externalisation des conflits liés aux conquêtes et à la domination de celles-ci, nous n’allons pas nous mentir, est aussi ce qui a contribué à maintenir pour les gens sur le continent une paix relativement durable (près de trois siècles).

La mer constitue un troisième espace, très différent par sa nature même. La terre peut être divisée, parcellisée, on peut y tracer des frontières, déterminer des territoires, des espaces de domination, etc. En somme, c’est un espace où peuvent se matérialiser concrètement les structures de l’État. Les terres étrangères, le sol extra-européen « libre » ne jouit pas du même statut juridique que le sol européen, mais il est susceptible d’un même partage ou d’une même distribution, « en lignes claires ». Il en va tout autrement de l’espace maritime, qui « ne connaît d’autres frontières que la côté » et que l’on ne peut pas diviser en territoires en traçant à sa surface des lignes claires et tangibles. La mer n’offre aucun support aux structures de l’État, aucune prise à l’appropriation par aucune puissance, elle n’est pas un sol que l’on peut occuper, cultiver ou défendre. En un mot, elle constitue l’espace disponible par excellence, pour toutes les aventures, pour toutes les prédations, où les navires de guerre des plus grandes puissances peuvent rivaliser avec les navires des pirates les plus audacieux : « C’est la seule superficie spatiale accessible à tous les États et ouverte au commerce, à la pêche, et à un libre exercice de la guerre maritime et du droit de butin dans la guerre maritime, sans égard au voisinage ou aux frontières géographiques4. »

L’espace maritime est l’espace du libre commerce, du libre échange, de la libre aventure, de la libre guerre, du libre butin. L’espace de la liberté en tant que telle, c’est-à-dire au sens de la libre entreprise individuelle ; là où, sur la terre ferme, la liberté n’est déterminée que comme espace de contrainte autorisé par l’État, autrement dit par la puissance collective souveraine. Sur les océans, la puissance individuelle (si on peut le dire comme ça) recouvre son état de nature et peut s’opposer à la puissance d’un État comme sur un pied d’égalité. On voit bien le dialogue et l’opposition qui se font jour et se décident entre ces deux grands espaces, celui de la terre ferme, comme support des puissances étatiques, et celui de la mer libre, comme support de toutes les libertés, et qui constituent l’unité dialectique de l’ordre mondial qui a dominé l’histoire jusqu’au XXe siècle : « Deux ordres universels et globaux s’y font face sans pouvoir se ramener au rapport entre droit universel et droit particulier. Chacun d’eux est universel. Chacun a sa propre notion d’ennemi, de guerre et de butin, mais aussi de liberté5. »

Les voies maritimes se confondent naturellement avec les voies commerciales qui fondent et unifient le système du marché mondial. Encore au stade embryonnaire à l’heure de la construction de l’espace interétatique européen, celui-ci devient rapidement la matrice universelle de la domination planétaire. La domination sur les mers, donc sur les voies maritimes, donc sur le marché mondial, devint logiquement l’enjeu entre les principales Puissances alors en fonction. Longtemps dominé par les Espagnols, l’empire maritime fut ensuite l’objet d’une lutte quasi permanente en l’Angleterre et la France, jusqu’au XIXe siècle. Après la défaite de l’armée révolutionnaire, l’Empire britannique s’imposa comme la principale Puissance en Europe et dans le monde, et comme le premier État dirigeant du système mondial tout juste naissant, qu’il domina jusqu’à la Première Guerre mondiale.

Puis ce fut le déploiement grandiose de l’Aigle américain, qui est devenu, en moins d’un siècle, le premier empire global planétaire de l’histoire mondiale…

1Carl Schmitt, Le Nomos de la terre (1950), trad. L. Deroche-Gurcel, Paris, éditions PUF « Quadrige », 2012 (2001), p. 141.

2Ibid., p. 148.

3Ibid.

4Ibid., p. 172.

5Ibid.

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