Certes, il ne regarde plus les fleurs de la même manière, celui qui les entend pleurer

Certes, il ne regarde plus les fleurs de la même manière, celui qui les entend pleurer

« Rien ne sort de nous et rien ne vient d’ailleurs. »

Francis Cousin.

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L’ouvrage, c’est la façon dont nous avons décidé d’orienter notre vie pour la Création.

Les plus entêtés refusent obstinément de se donner les moyens de comprendre par eux-mêmes ce à quoi ils ne font que résister. Cela devient plus sensible.

Si je vivais dans un monastère ou si j’étais devenu effectivement un ermite de cabane dans la forêt, je pourrais me consacrer pleinement à ma relation personnelle au divin. Mais je vis parmi les tourments du monde, dans la poussière des combats.

Ce n’est pas toujours très agréable à traverser, c’est vrai, ça ressemble à cette grisaille grinçante qui donne à la saison ses couleurs, mais je reconnais le chemin, solitaire, nécessairement, où je suis invité chaque jour à marcher.

Je ne peux pas écrire ni traverser tout cela comme ces demi-religieux ou ces demi-sages qui nous parlent en termes fleuris des fruits incomparables de leur spiritualité.

Est-ce que je ne cherche pas, moi aussi, à vous faire croire que je grandis jour après jour dans la bénédiction de cette lumière ?

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Par quels chemins secrets, mon Dieu, Ta main me fera-t-elle passer ? Je me sais éloigné de certaines des erreurs les plus redoutables que j’ai pu commettre, mais je n’ai pas encore assez confiance en la fermeté de cette main pour savoir m’y remettre entièrement… Peut-être que j’attends encore quelque chose de mon génie ou de mes présomptions ? Mais quel château de cartes pourrais-je construire qui ne serait irrémédiablement soufflé ?

Le plus important, dans ce domaine, c’est de ne pas se raconter d’histoires. Il n’y a pas de course à qui se trouverait être le premier en odeur de sainteté, ou à qui comprendrait avant les autres les réponses à cette énigme qui demeure impénétrable au yeux des mortels.

Mon aveu, depuis des siècles, se voilait, comme enchaîné aux espérances de Prométhée. Mais je ne veux plus aujourd’hui que chanter le dévoilement de cette pensée qui nous sauve et dont je m’afflige sitôt que je m’en sens éloigné – car ma foi n’est pas chaque jour constante… C’est notre tendance naturelle, que de nous attarder longtemps, avec le risque de nous y maintenir comme enfermés, sur la somme toujours plus considérable de nos dérèglements et de nos lâchetés ; de ne considérer, dans l’ordre de nos progrès, que de minuscules et laborieux pas de fourmis.

Je suis conscient, mon Dieu, du chemin qui me reste à parcourir, chaque jour, de la distance qui me sépare du saint homme ou du sage que je voudrais incarner, non dans le regard ou dans la mémoire des hommes, mais en Ta présence, sur la terre où je suis né.

Et dans mon propre regard, mais sans me tromper.

Telle est l’exigence de mon âme ; si j’osais dire : sa vertu, qui m’attire et qui m’écrase en même temps, moi qui ait vécu tant d’années dans la certitude de n’avoir ni la force ni le courage de m’y plier, de m’y soumettre, comme seuls savent se plier et se soumettre à la rigueur de la loi et de la justice les hommes les plus courageux. Et si les ignorants veulent y voir de la bêtise et de la lâcheté, grand bien leur fasse, nous savons, nous, où nous mettons les pieds, ce que valent ces voies de sagesse que nous apprenons à emprunter, dans nos discours et dans nos actes, et jusque dans le moindre recoin de notre âme et de notre pensée.

Demain, il me faudra retourner au milieu de ces êtres foisonnant de pensées, d’affections et d’ennui, auxquels je ressemble, avec tous mes vices et mes effroyables lâcheté ; qui n’ont aucune pensée pour Toi, mon Dieu, pour la vérité ou la sagesse, autrement que comme ils considèrent les autres chimères dont sont faites leurs illusions. Je ne leur jette pas la pierre, moi-même, en un temps pas si lointain et toujours présent, je m’égarais dans tous les pièges du diable et de l’esprit malin ; peut-être étais-je même encore plus perdu qu’ils ne le sont, car je voulais (faire) croire que je savais comment m’orienter, à tout le moins comment me perdre. Je nourris aujourd’hui cette pensée, en me demandant chaque jour comment la nourrir et ne pas alimenter toutes les pensées malignes et confuses qui l’obstruent. Je n’ai pas accosté ce matin sur une terre de sagesse accomplie. Chaque jour est un douloureux combat, que mes proches ne comprennent pas toujours, qui m’ensorcelle moi-même parfois, car je le trouve rude, ce chemin vers Dieu, et souvent mes résistances à sa révélation la plus simple me paraissent des obstacles insurmontables, des monstres de souffrance inconsolables. Alors, je finis par me dire, comme dans l’Évangile, que le dernier des ânes entrera avant moi dans le Royaume des Cieux.

Demain, dans le tourment des vies humaines qui s’entrechoquent, d’avoir écrit ces quelques lignes avec une ferveur d’inspiration augustinienne, ne rendra pas mes résolutions plus éloquentes ni les mélasses que je sens devoir traverser moins pénibles. Me faudra-t-il reprendre le compte des misères qui me rendent fébrile à l’idée de rencontrer Ta Face, Seigneur – moi qui n’aurait jamais cru l’être en vérité ? Je sais que tu n’es pas entré dans mon cœur, dans le cœur de ma vie, comme une présence quotidienne et simplifiée, comme cet appui considérable dont j’ai si souvent le sentiment de manquer, comme il t’es arrivé parfois de te manifester, au détour d’une prière ou d’un feu qui s’éveille. Mais si tu n’es pas entré, ou plutôt si je n’entre pas, moi, chaque jour dans l’expérience de ta bonté et de ta grâce, qui pourtant inonde le monde continuellement et fait pleuvoir indistinctement sur les bons et sur les méchants, c’est que mon esprit est encore encombré de considérations et de velléités adultères ; que je ne laisse pas assez de place aux merveilles et aux splendeurs du souffle de vérité.

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Aucune journée ne se ressemble. Toute routine qui s’installe finit par se briser, à cause d’un accident ou d’une pensée nouvelle, ou tout simplement parce qu’elle est parvenue au bout de son concept et qu’elle ne peut plus reproduire son effet.

Il ne suffit pas d’une promenade. Il ne suffit pas de s’être tourné une fois dans la bonne direction ; il faut pouvoir se tourner chaque jour, chaque matin retrouver les traces de cette voie entre les encombrements de nos vies et de nos drames. Il faut peut-être une vie entière pour connaître parfaitement son cœur et son pays, et bien souvent nos vies ne suffisent pas. Des tas de gens meurent tous les jours sans jamais avoir connu ni l’un ni l’autre.

Je veux bien marcher des vies entières sur les chemins du Vivant. Je veux bien me retrouver dans trente ans, vieil homme qui s’en vient en sa forêt pour y célébrer les grâces et les louanges de Dieu, et s’acquitter de sa part d’être humain. Car les hommes peuvent bien s’ébrouer tant qu’ils peuvent dans l’angoisse des grandes convulsions industrielles où nous sommes entrés, ces chemins dont je parle, et qui semblent longtemps n’être qu’une métaphore, seront les mêmes que ce qu’ils sont et ont toujours été, pour les siècles des siècles.

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J’avais des images pour la vie future. Des pays que je voulais nous voir traverser…

Dans le froid des villes et de mes souffrances, je tenais ces images dans mon ventre comme un désir caché, une espérance inavouable, pour ne pas que les assauts du monde me les brisassent ; j’allai creuser plus bas que mes mémoires, plus loin que les racines de mon être, dans l’espoir de retrouver la raison première, la cause ultime des blessures que je me retrouvais, ici, à ne savoir comment guérir. Je découvris que cette chaîne était infinie, que je ne trouverais nulle part, pas plus dans les failles que dans les glorieux sourires de mon passé, l’origine de toute cette souffrance. Pas plus que je ne la découvrirais dans mon présent. À la vérité, je ne savais plus très bien ce qu’avait pu devenir mon présent…

Hier, j’avais tout perdu. Victime de toutes les tourmentations de l’esprit malin, je me lamentais après les siècles que j’étais en train de gâcher à cause de ma conduite stupide ; aujourd’hui, je me suis débarrassé d’à peu près tout ce qui constituait mon ancienne vie – et s’il m’en reste à jeter sur le bord du chemin, au feu et aux ordures, je le ferais volontiers. Car, mon Dieu, il est si difficile de se tourner vers Toi, de fonder en Toi notre espérance, de remettre entre Tes mains nos joies et nos peines, de Te rendre chaque jour ces grâces que nous oublions de te rendre pour donner à boire à nos soucis. Chaque jour, ce n’est pas la félicité d’un accord résolu que j’éprouve au réveil, mais bien les résistances affectives et mentales que j’oppose à une nécessaire transformation ; je ne voudrais pas de nouveau me perdre dans l’orgueil de vouloir ne compter que sur mes seules forces ou ma seule volonté. Peut-être qu’il me faudra de nouveau perdre ce qui faisait les habitudes naissantes de ce nouveau monde, de nouveau me dépouiller de tout ce qui pourrait m’attacher à des détours ou des contrefaçons ? Mon cœur se serre à l’idée qu’il pourrait lui rester des mémoires non résolues ; mais nous savons, au moins, après toutes ces saisons traversées, que nous restons debout, vaillants et pleins de confiance – même si la vie demeure une expérience difficile…

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UN SI LONG CHEMINEMENT

Je ne sais vers où Tu me conduis. Il y a des chemins secrets, comme dit Saint Augustin, par lesquels Ta main nous fait passer. Plus j’avance, plus je me demande où vont tous les mystères qui peu à peu se dévoilent. Et mon cœur tremble, se contracte, résiste encore – par ignorance…

C’est pas à pas, jour après jour, en suivant la cadence des routines qui s’installent et des petits grains de sable qui viennent nous faire grincer les dents…

Chaque jour, ma foi n’est pas égale. Il y a parfois de forts moments d’exaltation, et puis des moments de saturation ; des moments où ma confiance me semble sans faille et des heures de doute où je redoute que tout finisse par s’étioler de nouveau et redevenir comme avant.

Ce n’est pas rien de se sentir appelé par Dieu et de ne rien comprendre à cet Appel, de ne pas comprendre que les autres ne l’entendent pas… On sait inconsciemment (plus ou moins inconsciemment) de quoi il s’agit ; on le sait d’autant mieux que l’on fait tout ce que l’on peut pour éviter d’avoir à en passer par là, ou pour se faire oublier… On peut se demander pourquoi ça nous arrive à nous, qui sommes si pleins de nos empêchements, et pourquoi pas celui-là ou un autre qui serait meilleur que nous ?… On peut le prendre comme une injustice, le châtiment pour une faute que nous n’avons pas commise ou dont nous aurions perdu la mémoire… Comme si la vie des autres, la vie des gens simples ou des gens normaux, les joies de la vie et les bonheurs de l’amour, tout cela nous était interdit, parce que nous serions voués au service de Dieu…

Le chemin de la sagesse nous paraissait un décor bien triste pour passer notre jeunesse, et nous n’imaginions guère que nous pouvions alimenter notre feu de révolte à la flamme d’une si petite bougie. Nos espérances étaient grandioses, nos appétits démesurés ; nous rêvions sous des calamités d’orage et les sages nous paraissaient de sordides vieillards, rabougris et semblables à ces désespérés du corps et de la terre dont se moquait Zarathoustra. Ah ! le feu de nos alliances. Nous étions fous. Nous imaginions qu’il était possible de régner sur les Enfers et nous redoutions, enfants terribles, les ouvrages laborieux qui nous attendaient en Paradis.

Nous fûmes chacun payés pour le prix de nos croyances…

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Il y a une différence entre se rapprocher de Dieu ou de la Sagesse lorsque nous sommes soumis par la nécessité de l’Épreuve ; et poursuivre pour ainsi dire « sans raison » ce cheminement, parce qu’ils sont en le mouvement même de la vérité que nous avons reconnue comme telle.

Je n’avais pas le choix ; compte tenu des conditions et des implications contradictoires de chacun des actes qui m’avaient conduit jusqu’ici, emprunter ou non ce chemin était devenu, au sens ontologique, une question de vie et de mort : l’éternel retour ou l’Épreuve de la Croix. Je n’avais plus assez d’orgueil pour vouloir brûler plus longtemps sous la langue des damnés.

À présent, les conditions sont assez différentes (toute ressemblance comptée) et mes actes, mes décisions, mes engagements, engendrent des expériences toujours plus simples, toujours faites de la même matière que toute expérience, mais où la chair de mon précieux témoignage se transforme… Comme si ma vie était plongée dans une autre dimension et rencontrait les conditions d’un élargissement qu’aucun des principes que je tenais pour vrai auparavant n’aurait rendu possible. Ça ne se fait pas tout seul. C’est toujours la question d’un choix que nous engageons dans la matière même du temps : un choix que nous pourrions ne pas faire ; la question d’une (im)posture où nous pouvons nous maintenir, ou dont nous pouvons nous dessaisir dès maintenant.

À de nombreux embranchements, chaque jour, le Vivant nous propose des occasions de répondre à certaines questions que nous nous posons. Et plus nous répondons, plus nous voyons se multiplier les « ouvertures ».

C’est une expérience et non un exercice. Il n’y a pas de plan à organiser avant la bataille, car il n’y a tout simplement pas de bataille. Que suis-je ? Je suis un homme qui a choisi, en conscience et avec l’aide de Dieu, de s’incarner jour après jour et pour le reste de sa vie, en cette voie vers l’Être humain. Je suis un enfant de Dieu qui découvre chaque jour l’exigence et la beauté d’une expérience incomparable.

En toute histoire, je cherchais un germe de la rédemption.

L’esprit n’est pas toujours esprit de sagesse.

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